/b/u/g/ on Sun, 9 Jan 2000 10:13:58 +0100 (CET)


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[nettime-fr] Les magiciens de l'OS - Interview de Richard Stallman par Geertlovink


    LES MAGICIENS DE L'OS
    ---------------------






    
    Interview de Richard Stallman
    par Geert Lovink,


    Congrès Wizards of OS, Berlin, 17 juillet 1999
    http://www.mikro.org








Richard Stallman est un des fondateurs de la Free Software Foundation.
Programmeur depuis les années 70, il remarquait dès le début des années 80
que de plus en plus de logiciels auparavant librement développés, échangés
et modifiés, étaient peu à peu privatisés. Vous pouvez lire ailleurs sur le
Net ce qui lui est arrivé, les efforts pour créer le GNU, le lien avec Linux
en tant que noyau GNU, jusqu'à la rupture finale entre free software et open
source ; ce dernier, d'après Stallman, ayant été spécialement conçu pour
étouffer ce qui fait la liberté proprement dite du free software. Juste
avant son intervention lors de la séance de clôture du samedi soir, je me
suis brièvement entretenu avec Richard Stallman.


-- Pensez-vous qu'il soit pertinent de comparer les logiciels, et l'espace
web, l'e-mail, l'accès libres/gratuits (*) ?

€ Non, car ceux-ci sont tout bonnement gratuits -- vous n'avez pas besoin de
les payer. Ils sont mis à votre disposition sans frais.

Avec le logiciel libre, il s'agit de liberté, pas de prix. Ce ne sont pas du
tout les mêmes enjeux. Ce n'est pas pareil.

On raconte qu'Abraham Lincoln avait posé une question intéressante. Il avait
demandé à quelqu'un : combien un chien a-t-il de pattes si l'on considère la
queue comme une patte ? La réponse était quatre ! Car le fait d'appeler la
queue une patte n'en fait pas une patte pour autant.

Si les gens n'ont pas encore compris la distinction, alors nous devrions la
leur expliquer, et ne pas nous abêtir en nous abaissant au même niveau
d'incompréhension. En fait nous devrions éduquer les gens.


-- Cependant, fournir aux gens des services gratuits reste l'objectif des
projets visant l'accès du public à Internet.

€ Il y a une utilité de donner à tout le monde accès au Net. En particulier
dans la mesure où le Net contient des informations utiles. Tout comme le
fait que chacun aie le téléphone est une chose utile. Des politiques
gouvernementales ont permis à tout le monde d'accéder à un service
téléphonique.

Mais ce sont des questions de nature différente. Parce que, tout en ayant
des effets sur l'égalité d'accès, le logiciel libre a aussi des conséquences
directes, bien plus importantes, sur la liberté de ceux là même qui accèdent
au logiciel. S'il existe une distribution de logiciel propriétaire  très
chère, peut-être que seules les personnes ou les entreprises très riches
pourront se permettre de l'utiliser. Mais il y a aussi le cas où même ceux
qui peuvent se permettre de l'utiliser doivent renoncer à leur liberté afin
de l'utiliser. Ainsi, outre le risque de discrimination envers ceux qui
n'ont pas d'argent, le logiciel propriétaire porte préjudice à ceux qui de
fait ont de l'argent.

C'est une atteinte morale fondamentale, à la liberté et à la communauté.


-- Hier soir, Tim O'Reilly avançait l'idée selon laquelle la lutte pour les
systèmes d'exploitation open source a peut-être encore une certaine
importance, mais... qu'il y a d'autres problèmes.

€ Je ne veux pas que les gens pensent que je suis lié au mouvement Open
Source. Je ne le suis pas. Pour nous, dans le mouvement du logiciel libre,
il y a d'autres enjeux. Mais lesquels ? Je crois que je ne suis pas d'accord
avec lui. L'information diffusée par les serveurs web soulève des questions .

Mais ce qui me préoccupe est la manière dont cela affecte notre liberté,
plutôt que la manière d'accéder à cette information. Le simple fait de
pouvoir la lire ne me satisfait pas si je dois payer. Je veux avoir la
possibilité de partager des informations utiles avec les autres. Ce qui
m'intéresse, c'est d'avoir les sources de l'information sous une forme
libre. Ainsi je veux voir développée une encyclopédie libre, disponible et
accessible aux gens du monde entier, sur le web. Je crois que dans vingt,
trente ans, on pourra faire cela de façon très décentralisée. Ne serait-ce
qu'en répandant cette idée parmi les professeurs au niveau des lycées et des
premières années d'université. Que les professeurs écrivent de temps à autre
un article sur un sujet qu'ils ont étudié à fond, et en vingt ans on aura
accumulé des articles sur tous les sujets. On a besoin de manuels gratuits,
ou plus généralement d'ouvrages pour étudier.

Encore une fois, voilà un domaine dans lequel les enseignants peuvent
travailler, chacun apportant une petite contribution. Et nous finirons par
obtenir un tout que l'on traduira dans toutes les langues de l'humanité.
Voilà ce à quoi je réfléchis en ce qui concerne l'infoware, pour reprendre
l'expression de Tim.


-- Pensez-vous que nous puissions tirer des leçons de l'histoire de
l'informatique, par exemple des systèmes d'exploitation ?

€ Je crois qu'il est important d'étudier l'histoire. Je me soucie davantage
d'essayer de changer l'avenir que d'étudier simplement le passé. J'aime
l'histoire. Mais je consacre l'essentiel de mon temps à rechercher une issue
favorable aux problèmes politiques auxquels nous sommes ici confrontés.


-- Friedrich Kittler nous appelait aujourd'hui à déplacer notre centre
d'intérêt, de la lutte pour le logiciel libre vers une meilleure
compréhension de l'architecture hardware, déterminante pour le sofware dans
son ensemble, qu'il soit propriétaire ou libre.

€ Qu'entendriez-vous par "free hardware" ? Logiciel libre signifie que les
utilisateurs sont libres de le copier et de le modifier. Alors essayons
d'appliquer ce même principe au hardware, et voyons ce que cela donne.

Cette table est libre, dans le sens où l'on est libre de la copier et de la
modifier. On est effectivement libre de la modifier. Comment va-t-on s'y
prendre pour copier une table ? Il n'existe pas de dupplicateur de table. On
pourrait fabriquer une autre table, ce qui représente une certaine quantité
de travail. Maintenant, prenons un ordinateur. On ne peut pas copier un
ordinateur. On n'a pas de dupplicateur pour cela. En fait, même Intel ne
pourrait pas copier une puce électronique. Ils peuvent presser des puces
identiques par un processus de production de masse. Mais là, on commence par
faire un plan, un design. Mais ce n'est pas le cas pour une puce.

Design libre et architecture ouverte sont deux problèmes différents. Certes,
avoir une architecture ouverte dont les spécifications sont publiées est un
point important. Mais ce n'est pas l'équivalent du logiciel libre pour le
hardware. Il faut faire attention quand on prend une question importante, et
qu'on la transpose dans un autre domaine par analogie. Permettez-moi de
donner un exemple pour expliquer cela. Le logiciel libre est une forme de
liberté de copier, dans un certain contexte, ce que vous avez sur votre
ordinateur. Prenons les livres il y a cinquante ans. A l'âge de
l'imprimerie, le seul moyen de copier était la production de masse, à l'aide
d'un équipement coûteux. Dans ce contexte, je dirais que la solution est
venue de la direction opposée. Le copyright était un système valable à l'âge
de l'imprimerie, précisément parce qu'il ne faisait pas obstacle aux
lecteurs. Nous autres lecteurs ne pouvions de toute façon pas faire de
copies. Pour faire des copies d'un livre de manière correcte, on avait
besoin d'une presse à imprimer, ce qui impliquait d'être éditeur. Les
ordinateurs ont changé la situation. L'utilité des technologies numériques
d'information réside dans le fait qu'elles facilitent la copie et la
manipulation de l'information.

Donc le résultat est le suivant : ce qui était auparavant un facteur de
décision insignifiant est devenu très important, à savoir la possibilité
pour les lecteurs et usagers de l'information de faire des copies. Or,
quiconque tente artificiellement de nous en priver nous fait vraiment du
tort. Là, on ne peut pas tellement faire de parallèle. Un exemple encore
plus parlant : si quelqu'un essaie de vous vendre une voiture pour 1000 $,
c'est probablement une excellente affaire. Si l'on essaie de vous vendre une
citerne de lait pour 1000 $, c'est probablement une arnaque. Voilà des
questions analogues. Mais l'analogie ne veut pas dire qu'elles reviennent au
même.


-- Quel est votre sentiment en ce qui concerne le développement du logiciel
libre en Europe ?

€ Je ne sais rien de général. Si vous me questionnez sur un projet en
particulier, il se peut que j'aie une opinion à son sujet.


-- KDE.

€ Les gens qui ont développé KDE ont commis une erreur fondamentale dès le
départ. Ils ont choisi d'employer une librairie qui n'était pas libre. La
cause de cette erreur est qu'ils ne pensaient pas à la destination finale de
leur logiciel, en tant que composante d'un système d'exploitation
entièrement libre. S'ils y avaient réfléchi, ils auraient compris que le
recours à Qt empêchait l'intégration de leur produit dans un système
d'exploitation complètement libre.

Comme on ne parle pas assez de ces questions, des gens qui veulent
simplement apporter leur contribution ont vite fait de se tromper, parce
qu'ils n'ont pas assez réfléchi à la nature de la situation, ni au genre
d'action qui apportera ou non quelque chose à la communauté. C'est pourquoi
j'insiste, quand je parle ou quand j'écris, sur le type de licence qui
donnera quelque chose d'utilisable pour la communauté. Comment nous assurer
de la réelle utilité de notre travail ?

Nous devons encourager les gens à penser davantage au contexte global dans
lequel ils travaillent. A penser à l'objectif dans son ensemble : étendre la
communauté du logiciel libre, dans laquelle on puisse tout faire avec des
logiciels libres. Comment élargir l'éventail des tâches que l'on peut
accomplir ? Si l'on utilise un logiciel propriétaire, on renonce à sa
liberté. Le but est de pouvoir utiliser des ordinateurs et de préserver
notre liberté, en faisant disparaître le logiciel propriétaire de notre
existence.

-- Sous quelles conditions la communauté du logiciel libre est-elle la plus
à même de réussir ? Est-ce que c'est toujours dans le monde universitaire ?


€ Les développeurs de logiciel libre sont à l'oeuvre dans des écoles, chez
eux, ou dans les entreprises. On peut les rencontrer dans les agences
gouvernementales, travaillant dans des entreprises où ils sont employés pour
autre chose. Vous les trouverez louant leurs services précisément pour
écrire des logiciels libres. C'est une erreur d'affirmer que c'est un
phénomène purement universitaire, c'en était même déjà une il y a dix ans.

-- Ne serait-il pas bien d'avoir des sections locales de la Free Software
Foundation, en dehors des Etats-Unis, ici en Allemagne, et ailleurs ?


€ Il pourrait être utile de créer des organisations similaires. Qu'elles
soient directement connectées à la Free Software Foundation ou pas n'est
qu'un détail.

L'important serait d'avoir une organisation, d'être en mesure de lever des
fonds en Allemagne, et d'embaucher des gens pour écrire des logiciels
libres, ainsi que la documentation libre correspondante. Il y en a une au
Mexique, et aussi en France.

Par exemple, en France une région a créé un institut d'informatique qui
développe des logiciels libres. Il existe en outre un projet consistant à
installer des plateformes GNU/Linux dans plein d'écoles.

Et avec tous ces gens qui apprennent à hacker, on peut s'attendre à ce que
certains deviennent de bons programmeurs, à ce que certains d'entre eux
écrivent des logiciels utiles.


(Traduction "Tuxette" pour le Samizdat Linux User Team )


(*) L'ambigüité du terme "free" en anglais, qui signifie à la fois "libre"
et "gratuit", fausse souvent l'interprétation de l'expression "free
software" qui doit être prise dans toute son acceptation, et d'abord celle
de liberté au sens plein.



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bug@samizdat.net

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