/b/u/g/ on Thu, 21 Mar 2002 00:13:03 +0100 (CET)


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[nettime-fr] Toni Negri - Quelques reflexions sur l'Empire et les multitudes


QUELQUE RÉLEXION SUR L'EMPIRE ET LES MULTITUDES
INTERVIEW DE TONI NEGRI SUR SON LIVRE « EMPIRE »

Par Sherwood Comunicazione

Radio Sherwood : Le livre Empire, écrit à quatre mains avec Michael Hardt,
vient de sortir en Italie, publié par Rizzoli . Ce livre est sorti en 2000
aux Etats Unis [1].

Toni Negri : Au début de l'année 2000 et il a eu une vie étrange : pendant
un an, il a été diffusé dans les campus, puis il a eu du succès avec des
interviewes et des critiques par les grands organes de presse. Un succès
très inattendu : on ne comprend pas pourquoi un discours aussi radicalement
anticapitaliste passe dans les organes de presse américains.

Radio Sherwood : Vous avez commencé à écrire ce livre après la guerre du
Golfe et vous l'avez terminé avant la guerre au Kosovo : deux événements
importants dans la construction de ce que vous appelez « Empire » ?

Toni Negri : certainement. La guerre du Golfe est globalement la première
action du monde occidental et plus particulièrement du monde américain pour
déclarer que le dualisme avec l'Union soviétique est terminé et que le
nouvel ordre mondial peut donc être dicté par le monde occidental. Les
conséquences en ont été très précises : tous les concepts du vieux droit
international qui se sont constitués sur les rapports entre les Etats ont
volé en éclat , et le concept même d'Etat-Nation est en crise.

L'attaque de l'Iraq a constitué une première opération de police
internationale ; transformant ainsi le concept même de guerre en celui de
police. Cela semble quasi banal de se rappeler ces choses, parce qu'elles
sont devenues désormais tellement habituelles pour nous tous, mais alors, -
quand ces événements se sont produits - le choc a été fort.

Radio Sherwood : Quelqu'un a défini votre livre comme « la bible » du
nouveau mouvement. 

Toni Negri : Cela me paraît très stupide de parler de bible, ce n'est jamais
qu'une petite contribution aux raisonnements par rapport auxquels chacun
d'entre nous se positionne, mais qui sont désormais les réflexions d'un
nouveau cycle de luttes. Un cycle de luttes, c'est quelque chose d'objectif,
d'extrêmement important : la lutte s'est désormais déplacée de lutte contre
l'Etat-Nation en lutte contre l'Empire.

Radio Sherwood : Ce n'est donc pas un livre sur ou « contre » la
globalisation. 

Toni Negri : Ce n'est pas un livre contre la globalisation de façon absolue,
mais il s'appuie sur la globalisation et, à partir de cette constatation -
le fait qu'il existe un marché mondial de marchandises, mais surtout de la
finance, de la main d'¦uvre - on commence à se demander quelles sont les
règles, qui commande sur ce marché mondial.

Radio Sherwood : En combien de partie est divisé le livre et comment l'avez
vous structuré ? 

Toni Negri : Ce livre est structuré en quatre/cinq parties.

La première partie est une critique du droit international en vigueur, c'est
à dire le droit international qui régit le monde occidental depuis trois
siècles, le droit westphalien (parce qu'il a pour origine le traité de paix
de Westphalie) : cette première partie démontre qu'il n'est plus possible de
rester sur ce terrain d'accords entre les Etats, que nous sommes dans une
nouvelle réalité - celle de la mondialisation - qui sous-tend les nouveaux
rapports internationaux entre les états.

La deuxième partie approfondit le discours en démontrant que cette nouvelle
situation du droit international - ou mieux, du droit au niveau mondial - a
été d'une part conditionnée par les luttes des classes ouvrières dans les
pays avancés qui a amené la bourgeoisie de ces pays à considérer l'espace de
l'Etat-Nation comme insuffisant pour contrôler les mouvements ; et en second
lieu, il montre comment les luttes des pays sous-développés (les luttes
anti-coloniales) ont été extrêmement puissantes pendant l'extraction des
précieuses matières premières et pour dépasser les limites des vieilles
puissances coloniales, et donc rouvrir le conflit sur le territoire
international ; en troisième lieu, il montre l'importance des luttes et des
mouvements des pays ex-socialistes pour détruire l'illusion que le
socialisme stalinien pouvait d'une façon ou d'une autre répondre aux besoin
de la classe ouvrière.

La troisième partie touche à ce qui est aujourd'hui la dimension
biopolitique des luttes et du commandement : ce sont des luttes qui ne se
déroulent plus simplement pour le salaire ou sur des rapports déterminés
entre les classes - même si elles continuent d'être de façon prépondérante
sur ce terrain - mais elles s'adressent vraiment à tout ce qui fait la
complexité de la vie humaine dans la reproduction du social pour la
construction de ce qui nous est commun.

Et finalement, la dernière partie où l'on se demande comment ce commandement
impérial pourrait être remis en question.

Radio Sherwood : Pouvez vous synthétiser le concept de multitude comme vous
l'avez décrit dans le livre ? Quelle différence y a-t-il avec le vieux
concept de « classe » ?

Toni Negri : Le concept de « classe » est plus restreint que le concept de
« multitude ». 

La multitude est un ensemble multiple d'émergences, de forces, de
singularités. Alors que la classe s'enfermait, en particulier dans le
concept de classe ouvrière développé pendant la période de la grande
industrie et dans la phase ultime du développement capitaliste moderne,
qu'elle se fermait comme concept de masse à travers l'illusion d'une sorte
d'identité organique, nous, au contraire, nous cherchons à décrire ici une
réalité qui est celle d'un ensemble extrêmement large de subjectivités qui
pensent, qui produisent de la valeur et qui reproduisent le monde, la vie.
Le concept de multitude est évidemment un concept de classe, dans le sens où
ces subjectivités sont des subjectivités qui travaillent, qui produisent de
la valeur, et qui sont donc exploitées ; et elles sont exploitées dans la
mesure où le capital leur arrache maintenant cette plus value qu'est la
coopération - à travers laquelle passe la production de valeur - que ces
singularités mettent en ¦uvre. La multitude est dans un sens un ensemble de
singularités et donc un ensemble de libertés, et donc un ensemble de
puissances qui se mettent en réseau : en second lieu, c'est un concept de
classe et donc une force qui s'oppose à l'exploitation capitaliste. En
troisième lieu, c'est une puissance de travail immatériel, de travail
intellectuel, de la possibilité donc de se passer de l'Etat.

Radio Sherwood : Après le 11 septembre quel scénario avons nous en face du
point de vue du pouvoir impérial ?

Toni Negri : Du point de vue du pouvoir impérial, il y a au moins deux
éléments immédiats et un qui prend de l'extension de jour en jour. Le
premier élément : les Etats Unis se sont retrouvés à être eux aussi dans le
monde impérial, dans le marché politique, ils ne sont plus isolés. Les
bombes qui sont tombées sur New York et Washington ont montré que le monde
est vraiment uni que l'insularité américaine n'existe plus, que
l'isolationnisme américain par rapport à ce monde n'est plus possible.

Le second élément qui a perturbé la situation politique est cette pression
unilatérale américaine, cette pulsion vers la guerre comme couverture des
limites de l'empire qui s'est développée d'un façon si pesante à partir des
Etats Unis. L'unilatéralisme américain tente de mettre en ¦uvre une
opération de contrôle, de possession de l'empire, ce qui semblait très
difficile à réaliser avant le 11 septembre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

[1] Pour l'édition française : Toni Negri et Michael Hardt, Empire, Exils,
Paris, 2001.


Copyright © 2002 Toni Negri. Propos recueillis par la rédaction de Sherwood
Comunicazione (http://www.sherwood.it/) - Traduction de l'italien par Franca
(merci !) pour samizdat.net.


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