Fred Forest on Fri, 12 Nov 2004 17:20:54 +0100 (CET)
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[nettime-fr] DU VISIBLE A L'INVISIBLE
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Title: DU VISIBLE A L'INVISIBLE
DE L'INVISIBLE AU
VISIBLE ET DU VISIBLE A L'INVISIBLE
Tous les moyens de
communication qui émergent et se perfectionnent, de jour en jour, un
peu plus, placent l'homme dans une biosphère communicationnelle.
Dans un environnement et un contexte, qui constituent pour lui un
nouveau milieu d'existence. Un milieu dans lequel ses façons
d'appréhender le monde, de le sentir, de le vivre, changent
radicalement. Cette situation historique, inédite, constitue un fait
sans précédent pour le devenir de l'humanité. Nous pourrions
comparer cette évolution, en termes d'importance, aux conséquences
fondamentales qui ont affecté, dans la nuit des temps, le passage de
certaines espèces vivantes, du milieu aquatique à la terre
ferme.
En signant et en
publiant le manifeste de l'Esthétique de la
communication,
http://www.webnetmuseum.org/html/fr/expo_retr_fredforest/textes_divers/4manifeste_esth_com_fr.htm#text
en 1983, il y a
donc déjà plus de vingt ans,, nous ne faisions pas autre chose,
avec Mario Costa, que d'anticiper sur les conséquences qui
affecteraient le domaine de l'art, lui-même, du fait de la
multiplication des échanges et des flux-télé électroniques
planétaires. Si l'on veut bien considérer que le domaine de l'art
n'est pas une activité isolée en soi, placée idéologiquement
en dehors de la société et de ses mutations, force est de
constater que l'art, lui-même, dans ses modes de productions et de
diffusion, va s'en trouver radicalement transformé. Cela est un
fait. Mais ce qu'il est beaucoup plus difficile d'évaluer, c'est ce
qui va changer dans nos modes de perception de la " chose "
art. Nous sommes en effet beaucoup trop conditionnés, encore, par
une culture plastique et visuelle très prégnante. Cette dernière
nous a appris à voir et à sentir essentiellement par le "
voir ". Il est cependant un mode de rapport au monde et de son
appréhension qui se fonde sur d'autres facteurs que ceux, quasi
exclusifs, de la vision rétinienne. Yves Klein a eu le mérite (et
en ce sens il est plus "moderne" et visionnaire qu'un
Duchamp, plus cérébral) d'attirer notre attention sur les zones de
sensibilité. Son exposition du vide chez Iris Clert dénote, à ce
titre, d'une tentative et d'une conscience, qui anticipent sur des
évolutions de l'art, échappant à la " matière " et aux
formes intrinsèquement, dites, picturales. Nous sommes dans "
autre chose". Et cet " autre chose " est en phase de
connaître, avec le numérique dématérialisé, le virtuel et
les réseaux, qui multiplient à distance notre présence au monde,
un bouleversement sans précédent, dans ce qu'on appelle l'art
depuis des siècles, en le réduisant, trop souvent, d'ailleurs, à
ses modèles, plastiques " regardables " et "
touchables ".
En novembre 2004, les industriels se préparent en France au
lancement du protocole UMTS qui va mettre à disposition du grand
public la possibilité de diffuser des images et évidemment du son,
sur les téléphones mobiles. L'époque des mobiles (SMS)
uniquement vocaux et textuels se voit soudain repoussée dans la
préhistoire des téléphones cellulaires. La téléphonie mobile
va devenir un nouvel espace de circulations des images animées.
Nous allons être, bientôt, et aux moindres frais, visibles et
audibles, à distance, dans le monde entier. Cela augure d'une
nouvelle ère, où notre psychologie la plus intime, à notre insu,
va s'imprégner, d'une façon toute naturelle, de la notion quasi
magique d'ubiquité. Cette dernière ne tardant pas, d'ailleurs, à
se voir banalisée, elle-même, au quotidien, comme l'ont pu
l'être des pratiques ancestrales, soudain dévitalisées, par
l'irruption de l'invention technologique, mise au service des
consommateurs impénitents que nous sommes. Les effets et les
applications d'une telle situation sont immenses, car ils sont
susceptibles d'induire et de développer, en nous, des besoins qui
nous poussent à être connectés (hier s'était branchés !),
désormais, en permanence, à une matrice originelle, constituée du
maillage serré des réseaux. Pour nous trouver dans la situation
paradoxale d'être, simultanément et physiquement, ici, en même
temps que nous sommes projetés, virtuellement, hors de notre corps,
et ailleurs. C'est cela même que les artistes et théoriciens,
protagonistes de l'esthétique de la communication, ont pratiqués
et théorisés, notamment en France, en Italie et au Canada. Les
utilisateurs et utilisatrices de l'UMTS vont, prochainement, comme
monsieur Jourdain faisait de la prose, faire de l'esthétique de la
communication sans le savoirŠQuand une technologie se
généralise, elle devient, avec un peu de chance, un matériau et une
pratique pour l'art. Un énorme réseau de circulation d'images sur
Internet va se doubler et se combiner avec celui des portables de
génération UMTS. Sa dimension culturelle sera immense. Les
prédictions de Walter Benjamin et ses théories sur la
reproductibilité des images sont très en de ça de la marée
d'informations visuelles qui risquent de déferler dans la sphère
publique comme dans la sphère privée, dans les prochaines
décennies. L'art contemporain, comme on le constate actuellement, est
bien capable de récupérer et de mettre en forme, ici ou là, de
façon épidermique, des fragments de cette mutation, mais ces
tentatives restent vouées à l'échec. La raison en est à la
fois simple et évidente. Contrairement à la musique, d'essence
abstraite, les arts plastiques sont encore lourds de leur
matérialité et de leur dépendance à l'objet. Le CD, ou le DVD,
sont des supports idéals pour un marché de l'oreille, mais l'¦il
en est encore à chercher le sien dans le domaine du numérique. Ce
marché reste encore entièrement à inventer, car ni un CD, ni un
DVD, ne s'accrochent, encadrés sur un mur, pour être en mesure de
satisfaire à une demande qui reste avant tout la fonction"
décorative", dévolue à l'objet. Quand les écrans plasma, au
moyen de leur dimension et leur multiplication, auront envahi nos
lieux de vie, peut-être, alors, et seulement, à ce moment-là, un
marché du numérique pour l'¦il pourra naître et
s'imposerŠEncore faudra-t-il que les artistes s'adaptent et
répondent à la demande pour ce qu'elle attend. L'art numérique,
dans le système actuel de l'art contemporain, lié aux critères
et aux exigences du marché n'a aucune perspective réaliste qui
s'ouvre devant lui, car l'économie du marché de l'art est fondée
principalement sur une économie de l'objet. Il est à noter que
dans d'autres secteurs de la société, ceux des services et de
l'industrie, pour ne citer qu'eux, nous sommes déjà, pourtant,
dans l'économie de l'information... Il y a par contre en France un
marché des subventions et des aides publiques pour l'art
numérique, mais encore faut-il faire partie du sérail pour en
bénéficier, ou d'une bonne conjoncture des astres, une fois tous les
dix ans. Ce marché à ces champions, comme le marché de l'art
contemporain a les siens, on verra bien ce qu'il en restera dans dix
ans ?
Tout cela, pour en revenir à notre propos, c'est-à-dire aux
mérites comparés, en art, entre l'esthétique de l'objet et
l'esthétique de la communication, ou, si l'on préfère,
l'esthétique de la relation ou de l'information. Dans la première,
on fabrique des objets, on fait leur promotion à la FIAC et on les
vend dans des boutiques de luxe, qu'on appelle les galeries.
Dans les secondes, on met en place des dispositifs de communication,
là ou l'on peut et quand on peut. L'¦uvre finalement n'existe que
dans la tête de celui qui en capte les signaux croisés et qui les
interprète. L'¦uvre est formée d'une façon constitutive d'un
flux d'informations. Elle n'est, à proprement parler, ni sonore, ni
visuelle, ni scripturale, même si des bruits, des lumières ou des
couleurs, peuvent participer à sa
fabrication/élaboration/construction. L'¦uvre est invisible, et, en
fait, se constitue et s'incarne, en temps réel, dans l'entre deux,
trois ou quatreŠselon le nombre d'éléments " émetteurs "
d'informations, que compte le dispositif. Sachant, toutefois, que
l'interacteur (le public) est possiblement, lui-même, un de ces
émetteurs.
Inutile de le préciser ; l'¦uvre est, bien entendu, invendable
!
De toute façon elle n'a jamais été faite pour cela. Mais si
jamais, d'aventure, un collectionneur original, le Palais Tokyo ou
Artémis voulait en faire acquisition, il ne tient, au plus offrant,
que d'ajouter trois zéros au montant qu'il avait initialement
prévu.
Tout cela pour dire, enfin, que les ¦uvres dites numériques
peuvent être autre chose que quelques signes et couleurs sur un
écran, avec en prime, quelques errances scripturales empruntées à
Rousseau, Sollers ou Tartempion. Il est temps d'inventer quelque chose
qui soit de l'ordre du numérique, et qui ne soit plus, surtout, ni
de la peinture, ni de la littérature, dont des modèles, encore si
prégnants, encombrent nos horizons.
Ce que nous voyons aujourd'hui ressemble beaucoup trop à ce que nous
avons déjà vu, et fait, hier. Ce que nous voyons produit,
aujourd'hui, dans l'ordre du numérique, avec ce media nouveau, est
beaucoup trop, comment dirais-je, visuelŠOui, c'est cela, trop
visuel !
Nous militons donc pour des ¦uvres-systèmes
invisibles.
Des ¦uvres
cognitives, où le numérique ne se pose pas, stricto sensu, en
termes de fabrication et production d'images numériques, mais comme
système de langages intégrés, dont la finalité, par des
dispositifs inédits, vise, avant tout, non pas à produire des
images numériques pour les yeux mais à susciter des images
mentales.
Fred
Forest
"Territoire"
9 novembre
2004
http://www.fredforest.org
http://www.webnetmuseum.org