Louise Desrenards on Wed, 24 Jan 2007 15:53:49 +0100 (CET) |
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[nettime-fr] Avoir grandi avec l'abbé Pierre... Est-ce permis ? |
Ce soir, 0 degrés à Paris. Alerte de niveau 2 pour les sans abris. Grand froid. Je sais que mon valeureux compagnon, comme d'autres, est hors de lui, à l'écoute radiophonique du choeur infra hertzien glosant sur la béatification - la bêtification - et la récupération pompeuse de la figure de la pauvreté volontaire que fut l'abbé Pierre, par le protocole impérial présidentiel de père Ubu. L'abbé Pierre, qui est certainement et au contraire chargé des vénalités banales d'un être social critique, qui n'a eu cure de ce qu'on lui ordonnait de faire, justement en faisant le contraire... Mais moi je n'ai rien entendu, juste vu une dépêche traverser mon ordinateur, hier annonçant la nouvelle du temps qui passe. Car depuis un moment l'abbé Pierre n'était-il pas sorti de la vie publique ? Au point que je me demandais, justement, s'il n'était déjà mort. Mon père, confessez-vous : "j'ai tout fait sauf tuer et voler" aurait-il dit... Y compris avoir signé des choses radicalement peu sympathiques avec Garaudy, mais avant, proche du parti communiste, et pour commencer par le début de ses exploits comme résistant, tuer et voler, il aurait bien pu se trouver à devoir inévitablement le faire, et en tout état de cause, comme chef, de l'avoir soutenu. Donc l'abbé Pierre a baisé au grand dam du pape, pendant que je grandissais et vieillissais dans son environnement historique, ses coups de tête publics, ses réalisations autonomes communautaires/ non communautaristes, dans le dos de l'armée du salut, ses phalanstères misérables, ses alliances avec le Secours populaire, ses responsabilités et ses paradoxes - ses ambiguïtés - avant le relais du SAMU social (secourable sans proposer de restructuration durable in situ), et des restos du coeur - qui donnent une soupe mais n'hébergent pas. Il est le seul qui ait pensé à suggérer une auto-organisation honorable aux misérables, qui ne soit pas soumise à une religion ni à une idéologie communautariste et qui jamais ne devint une secte. Alors qu'importe qu'il ait dit des choses non correctes. Si elle belle, elle sera toujours belle. C'est tout de même mieux que Brigitte Bardot qui sans être franciscaine prétend faire mieux avec les animaux (quoique j'aime bien les animaux). Quand Mitterrand fut quasiment plébiscité comme président en 1981, quand son alternative politique rassembleuse des confréries et des partis y compris communiste, qui avait pourtant de quoi lui en vouloir, devint incontournable après l'attentat de la synagogue de la rue Copernic, sous Giscard d'Estaing qui lui aussi avait tenu sa place républicaine Vichyste, personne ne rappela qu'il avait commencé au pouvoir comme garde des sceaux, refusant la grâce d'Yveton pourtant demandée par la présidence Coty, activiste communiste condamné à la guillotine pour un attentat à Alger qu'il n'avait pas eu le temps de commettre, (donc guillotiné pour un crime qu'il n'avait pas commis). Il ne faut pas confondre Mitterrand et Badinter (même s'il fut embarrassé de devoir défendre la constitution européenne). Personne ne rappela de Mitterrand l'étrangeté du motif de son incarcération à Nevers, de mémoire de FTP disant quand les résistants n'en sortaient que torturés prêts à mourir et souvent dans le train pour l'Allemagne, lui immédiatement évadé profitant d'un vide généralisé de la surveillance, ce qui à point blanchissait des relations notoires avec une branche inquiétante de Vichy, alors que le parti radical socialiste avait décidé de lui donner un rôle d'informateur et de négociateur infiltré, annonçant sa future carrière de républicain de gauche... Des camelots du roi en révolte, il y en eut d'autres qui changèrent de rive, pour l'activisme dans l'extrême gauche du maquis. Donc l'abbé Pierre au moins qui n'a pas changé de rive, son passé et son destin, c'était l'insoumission et la résistance parmi les réfractaires et les démunis, y compris aux régimes successifs qui attribuèrent à monsieur Mitterrand le pouvoir du garde des sceaux, puis de président de la république élu, dont la première tâche fut de nous soustraire le vote blanc, et la seconde de nous soustraire le devoir d'insoumission, ceci visant à nous empêcher de protester devant ce qu'il nous imposerait de pire, après lui. Il y a eu certainement une grande opportunité sociale, un syncrétisme de différentes cultures populaires, convergeant dans la personnalité pragmatique de l'abbé Pierre, tapageur qui a tout fait pour ça, mais on pourrait dire malgré lui - c'était plus fort que lui - pas pour lui, mais pour arriver à ses fins d'entreprise collective, notamment pour fonder et développer l'association Emmaüs : http://www.emmaus-france.org/accueil/une.php Y a que ça qui compte, au bout du compte. La preuve est ce qu'on en fait, maintenant qu'il est mort et qu'Emmaüs dure encore... Ici on forme à se battre pour s'organiser à plusieurs, là on se bat pour être aidés ensemble. Lui, c'est dans le camp d'ici, pas de là. Ce sera une grand messe à Notre dame, quoique l'église ne lui fasse pas un panthéon d'abbé, comme il a largement fauté et contesté le dogme, et comme la république laïque aurait du le faire avec la dépouille de Gaulle, peut-être, ancien chef du gouvernement provisoire de Londres qui releva le défi politique honorable d'une France qui avait largement collaboré, au lieu d'y mettre un Jean Monnet, l'homme de l'argent prévoyant mal au côté de Maurice Schuman, de son propre aveu, l'Europe de la monnaie et de l'Industrie, plutôt que celle de la culture et de la société... Chirac s'est trompé de un mausolée à Colombey, retournant la terre comme par l'effet d'une bombe à trois coups, le tout accompagnant la fin de l'accès gratuit aux grands discours de Gaulle et de Malraux dans le site des compagnons de la Libération ; comme tous les grands sont morts on peut mettre un octroi sans encourir leur protestation publique, faut que ça rapporte à l'INA et aux marchands d'arme qui se sont faits les héritiers culturels du monopole de la communication de la Vranze dans le monde, si jamais de mauvaises gens voulaient s'en servir, quand la gratuité publique c'est puni par la loi. Seulement, il ne s'est pas trompé en faisant soigner l'abbé Pierre au Val de grâce, comme les présidents malades, en principe représentant la laïcité publique convenant aux croyances privées de tous. Je m'étonne soudain qu'hier soir, apprenant la mort de celui qui ne s'appelait Pierre qu'en pseudonyme, j'aie envoyé un email sur nettime-fr qui paraît avoir été sinon censuré, du moins ne pas avoir été reposté... Email forcément ambigü vu ma réactualisation d'une époque ambiguë, a fortiori tentant d'évoquer l'ambivalence de l'enfance elle-même peu informée, pas encore formée à la pensée critique autonome, à l'époque où j'étais âgée de 11 ans. Quand nous étions encloses dans une pension publique dont j'ai essayé d'actualiser le timbre, qui ne rend compte en aucune manière de ma structure ni des choix que j'ai faits ensuite dans ma vie d'adulte. La voici : je persiste et signe cette mauvaise littérature en la révisant dans des termes plus critiques de la réalité que je décris, donc plus du tout dans l'empathie de l'enfance, au cas où cela aurait déplu : ////// MIT de Bourges - 53 ans plus tard. La base américaine de l'OTAN à Vierzon ne tardera pas à être virée par le prochain réformateur national. Pour l'instant elle bouleverse la culture de la ville, et accueille Albert Ayler, qui ne sait pas encore qu'il inventera, dans le Jazz. J'ai grandi avec l'abbé Pierre sans m'en préoccuper, depuis le fameux hiver 1954. Lycéennes, internes au lycée de Bourges, nous quittions le hall emmitouflées dans nos manteaux d'uniformes, encagoulées jusqu'au cou, l'écharpe en laine devant la bouche et le nez, nouée sur la nuque par-dessus nos capuches. Trois paires de chaussettes dans nos chaussures montantes sous nos pantalons... Chaque matin voyant la nuit se dissiper sur la blancheur des frimas, marchant en rangs d'un bon pas, nous traversions la zone maraîchère pour rejoindre le lycée "des trois pommes" (ça ne s'invente pas;-) dans le centre de ville de Jacques Coeur - alchimiste et commerçant trésorier du roi, autrefois. Ce fameux hiver, ceux qui partaient en bicyclette à leur travail, quand ils avaient oublié de mettre des gants, ou simplement n'en possédant pas, ne pouvaient plus décoller leurs mains des guidons métalliques sur lesquels elles gelaient... Etait-ce parce que nous avions une demi-heure de marche quatre fois par jour dans ce froid, contre lequel nous superposions un nombre pléthorique de vêtements, ce qui fait date historique dans la sensualité rugueuse de notre enfance, est-ce parce que nous l'avons éprouvé plus que d'autres (dans les campagnes où les enfants partaient à pied jusqu'à l'école du village, les premiers accidents causèrent qu'on pria les parents de les garder à la maison), et encore parce que nous avions la chance de trouver la chaleur dès que nous rentrions dans les classes, ou à notre retour le soir, dans l'édifice monumental néo-moderne construit comme une île en rase campagne, où tout avait du style, du tissu des rideaux aux cloisons en carton compressé qui constituaient les boxes nous servant de chambres individuelles ; le soir nous retrouvant à plusieurs auprès d'un lit, nous chuchotions dans le noir, avoir chaud mais tout juste dans nos robes de chambre voyant les glaçons à la fenêtre, sous la lune, cela nous rendait capables d'évoquer ceux qui ne pouvaient trouver ce réconfort vital. En tous cas l'abbé Pierre, nous l'avons tout de suite capté, comme un révolté qui différait de tout le monde. Passé le canal, à l'aube, voici les "romanichels" tanneurs récupérant des peaux devant les abattoirs - ils font du feu, plusieurs foyers entre lesquels ils se tiennent au centre, près de leurs roulottes, sans discontinuer jour et nuit... Dormant là plutôt que dedans (trop de risque d'incendie), enveloppés dans des couvertures. Ce n'est pas suffisant. Mais ils l'endurent. C'est l'époque où les écoles de tout le monde ne peuvent pas encore refuser les enfants de passage, c'est même un devoir. Pourtant les élus, de moins en moins solidaires, sont le reflet dominant d'un changement de comportement. La libération est déjà loin, on a oublié la collaboration et la résistance et même déjà, la guerre d'Indochine. Les algériens émigrés sont les prolos à bon marché, massivement exploités par les Travaux publics - mais pour nous, les tranchées devant la boulangerie sont des gués vers l'odeur du pain chaud, quand on passe sur une planche, servant de pont vers le trottoir, où se trouve l'entrée du lycée. Cependant, 1954 est l'année de la proclamation du Front de Libération National en Algérie. Bientôt, des filles pleurent en recevant leur courrier, au réfectoire ; leurs frères disparus - appelés sans retour... Nous nous demandons ce que pensent les étrangers qui creusent les tranchées pour le téléphone, les égouts, l'électricité loin de leur pays en révolution. Nous l'ignorons. Nous écoutons Le déserteur, chanté par Mouloudji, sous l'aiguille du Pick up dans la salle de récréation, après l'étude. Puis le censeur - directrice de l'internat bien nommée - demande aux surveillantes de ne plus passer ce disque, amené de Paris par l'une d'entre elles. Mais faisons des performances de danse, rivalisant entre couples de filles, ce n'est plus le boogie c'est le rock. Une pionne, c'est à dire de ces surveilantes, élèves aux Beaux Arts ou étudiantes à l'Ecole Normale, en jupe droite et pull moulant à col roulé, portant les premiers bas de laine aux couleurs vives qui annonçaient les collants, nous accueille discrètement dans son petit studio, au dernier étage d'attique, sous la terrasse du bâtiment. Il s'agit de nous faire entendre la différence entre le jazz hot et le jazz cool, de nous expliquer les mathématiques, de nous faire réciter les déclinaisons latines - Béthelgeuse de nos livres cachés. Notre première cigarette. 1954 et la suite. L'année glaciaire, fatidique, s'apprête à inaugurer la torture légale en république. Ce qui nous plait chez l'abbé Pierre, informé par la radio, les magazines et les journaux pour rassurer contre le froid qui tue sans la guerre, appelant à l'imiter n'importe où, ce qui sauve du reste, c'est que nous ne croyons pas en Dieu et qu'en soutane il fonde une communauté laïque pour réchauffer les sans abris. Il y a aussi les journaliers agricoles itinérants, qui demandent l'hébergement dans les villages. On évoque des prêtres ouvriers dans les usines - des communistes. On parle de maisons en tôles, ce sont les premiers abris de la communauté - pas encore les bidonvilles... Lui, résistant émergeant de la guerre, devenu bâtisseur, au fond c'est la même chose à nos yeux ; un homme incarnant l'utopie, non qu'il prétende la réaliser, loin de là il n'est que l'altérité et la draine, c'est tout dire, l'obscurité autour de lui, sans différence avec ceux parmi lesquels il est immergé, sinon qu'il parle. Bientôt la nationalisation du canal de Suez sur fonds de conflit Israélo-Egyptien, comme une nouvelle guerre mondiale. L'abbé Pierre c'était inévitablement ailleurs, autrement, matériellement parmi nous. Devenu familier au fil des années. L'ouverture de la table au journalier itinérant, le couvert de l'étranger, toujours dressé, la part du pauvre frappant à la porte. Lui-même en incarnant l'aspect impératif, exigeant. Contre l'exclusion, à l'acte même. Un homme que je persiste à trouver exceptionnel, après qu'il nous ait fascinés dans l'enfance, énergique, jamais larmoyant, provoquant, avec un esprit de dérision qui lui a valu l'estime de ses partenaires de fortune : apprendre les uns des autres sous son regard immergé de travaileur, se tolérer à force de devoir s'organiser sans assistante sociale. Contre la dépendance, l'autonomie sans isolement. L'abbé Pierre, donc Henri Grouès, le lyonnais insoumis, un homme respectueux de la dignité énigmatique de chaque être, avec un sacré caractère, le diable des pauvres, envié par les riches de pouvoir être diabolique sans encourir de reproche, parce qu'il s'occupait des pauvres, est mort à l'age de 95 ans, croyant sans l'imposer aux autres et surtout pas à ceux parmi lesquels il entreprit dit-on, mort le 22 janvier 2007, à Paris. Un homme que l'on a empêché d'aller à la représentation européenne, alors qu'il n'avait pas mélangé à l'acte, religion, communauté, société, ni surtout religion et politique, quoiqu'on ait voulu lui en faire dire sur le papier. Après la marche dans le désert, il est donc revenu sinon pour ceux devenus ses amis, en vain pour les autres - les gens normaux. A chacun sa croyance ou sa non croyance et son propre secret, qu'importe de ne pas se rendre transparents, sinon que tous nous puissions également et pacifiquement vivre ensemble (ce qui ne veut pas dire sans conflit, d'ailleurs chez Emmaüs... ) La rupture et la différence solidaire, entêtée, invincible, c'est peut-être l'anticipation du métapolitique, en soi, pas la désinformation de la disparition du politique, et déjà : l'atopie (ici et maintenant, divers). Tout ça est peut-être inventé. Mais c'est aussi vrai que banal. < n e t t i m e - f r > Liste francophone de politique, art et culture liés au Net Annonces et filtrage collectif de textes. <> Informations sur la liste : http://nettime.samizdat.net <> Archive complèves de la listes : http://amsterdam.nettime.org <> Votre abonnement : http://listes.samizdat.net/sympa/info/nettime-fr <> Contact humain : nettime-fr-owner@samizdat.net