Louise Desrenards on Mon, 12 Mar 2007 13:50:58 +0100 (CET)


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[nettime-fr] "Son désir de ne rien rater de la vie"


Merci, monsieur Maggiori

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Culture
Disparition
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Jean Baudrillard au-delà du réel

Le sexe, le langage, les signes, la marchandise, la guerre ... Rien n'a
échappé aux analyses paradoxales du sociologue, mort hier à 77 ans.

Par Robert MAGGIORI


QUOTIDIEN : mercredi 7 mars 2007



 
Jean Baudrillard, c'était la curiosité même. Il ne ratait rien, pas un
livre, pas un article, pas un geste, pas un paysage, une exposition, un
film, une expression sur un visage, une posture, un habit, un foulard, un
logo, une ombre, un écran de télévision, un bec de gaz, le macadam mouillé
par la pluie, une pièce de théâtre ( Camille Claudel, jouée par Charles
Gonzales au Lucernaire lui donnera la plus grande émotion de sa vie), un
conflit politique, une guerre. Il semblait errer, vagabonder d'un pas
nonchalant, effleurer du regard toute chose, et toujours prêt à sourire de
tout, bonhomme.
  
En réalité, il fixait les choses. Comme on fixe parfois ces images
curieuses, de formes géométriques entremêlées, qui soudain laissent voir
autre chose ­ un monstre, deux corps enlacés, la barbe de Freud... ­ que ce
qu'elles étaient censées donner à voir. Il pensait que la théorie «ne peut
être que cela : un piège tendu dans l'espoir que la réalité sera assez naïve
pour s'y laisser prendre». Aussi en plaçait-il partout, des «pièges». Mais,
en attendant que la réalité vienne s'y faire capturer, et se traduise en
«prises», en concepts, il se servait de ses yeux, de ses mains, de ses
oreilles, pour tenter de prendre, voir ou entendre ce qui fuit sans cesse,
éphémère et sidérant, ce qui est à peine audible, la cacophonie «de ce qui
arrive» sans ordre ni plan, le brouhaha du monde. «Il faut fouiller le
ciel», disait-il, comme pour capter cette lumière venue d'astres morts
depuis longtemps, où ces «événements tellement lointains, métaphysiquement
lointains» qui, «n'éveillant plus qu'une légère phosphorescence sur les
écrans», doivent être agrandis comme une photographie pour être «vus», au
risque, évidemment, d'acquérir une «réalité» qui n'est pas la leur.

«Il faut faire de la théorie un crime parfait»

Jean Baudrillard aura été le sociologue des «événements étranges». Pour les
capter, «il faut faire de la théorie elle-même une chose étrange. Il faut
faire de la théorie un crime parfait, ou un attracteur étrange». C'est ce
que Baudrillard a fait, en usant de tous les styles et toutes les formes
d'écriture, du paralogisme au paradoxe, de la parodie à l'aporie, de la
provocation à l'ironie, et en devenant le penseur des missions impossibles ­
y compris en faisant s'autodétruire sa pensée dès qu'elle se systématisait
­, le vigile, parfois cynique, de la pensée vigilante, attentif à capturer
«la dernière lueur qu'envoie la réalité avant de disparaître», ou,
reconnaissait-il, le tenant d'une «analyse irréaliste des événements
irréels». 

Germaniste de formation, la sociologie de Jean Baudrillard ­ il riait,
lorsqu'on évoquait «sa sociologie» ­ s'est donc caractérisée par une
incroyable, et déroutante, inventivité, et la création de concepts qui,
pourrait-on dire, courent après des faits sociaux devenus fluides, liquides,
insaisissables, plus réels que réels dans leur irréalité, plus fictifs que
fictifs dans leur réalité. C'est pourquoi on reconnaît tout de suite que
l'on se trouve «chez Baudrillard» : un monde peuplé de simulacres, de
supraconducteurs, de stratégies fatales, de surfusions, de virus, de
proliférations et de contagions, de «terminaux interactifs», et, justement,
d'attracteurs étranges.

Etudes sur la société de consommation

Ses premiers livres, auquel il est resté fidèle en esprit, étaient à des
années-lumière de tout cela : à la lumière du structuralisme et de la
sémiologie, ils s'attachaient à réviser la théorie marxienne des besoins,
comme le faisait en Hongrie Agnès Heller. Par la suite, toute sa production
fera date. Ses études de la société de consommation, des nouveaux mythes de
la communication et du système des objets à l'ère de la domination de la
haute technologie sont des «classiques» : le Système des objets (1968), la
Société de consommation (1970), Pour une critique de l'économie politique du
signe (1972), le Miroir de la production (1973)... L'influence de Roland
Barthes, de Henri Lefebvre, de Guy Debord est assez sensible à cette époque.
Mais peu à peu Baudrillard devient Baudrillard, figure unique du paysage
intellectuel, qui s'intéresse essentiellement aux représentations, et, avec
un de ses ouvrages majeurs, l'Echange symbolique et la mort (1976), montre
le fonctionnement des systèmes d'échanges symboliques (ou de fin des
échanges) dans les sociétés développées. Dès lors, tout, tous les phénomènes
culturels, politiques, sociaux, esthétiques de la société moderne puis
postmoderne, s'ouvriront à sa réflexion.

«L'objet n'est plus ce qu'il était»
 
Ce que Baudrillard entrevoit, avant tout le monde, c'est la «révision
déchirante» que subissent et le principe de réalité et le principe de
connaissance. «L'objet n'est plus ce qu'il était», voilà, sous une formule
sibylline, ce dont il faut rendre compte, avec la conscience de ne pas
pouvoir en rendre compte. L'objet se dérobe dans tous les domaines et
«n'apparaît plus que sous forme de traces éphémères sur des écrans de
virtualisation». Normalement, un «objet», tel que la pensée traditionnelle
le pensait, est susceptible de poser devant lui un «sujet» ; est capable de
s'inventer un dispositif qui l'équilibre, de valeur et d'échange, de
casualité et de finalité ; est capable de jouer sur «des oppositions réglées
: celles du bien et du mal, du vrai et du faux, du signe et de son
référent». Or rien de tout cela ne correspond plus à «l'état de notre
monde», qui n'est même plus en crise ­ laquelle suppose son lot de tensions
et de contradictions faisant tout compte fait fonctionner le système ­, mais
est en proie à un «processus catastrophique» de dérèglement de toutes les
règles.

De là vient que les phénomènes ­ le réel et le fictif, par exemple ­, au
lieu de s'exclure s'ils sont contradictoires, de se compléter le cas
échéant, de s'adapter ou de se vérifier mutuellement, bref de «s'échanger»,
selon les règles de la différence et du différentiel, selon ce que l'un ou
l'autre n'a pas, finissent l'un et l'autre par devenir «paradoxaux». Par
entrer dans une phase de dérive exponentielle, et donc par se grever
aléatoirement de «sens», de la même manière qu'un signe, n'ayant plus
d'échanges avec la réalité qu'il signifie, enfle, s'hypertrophie, prolifère,
dérange tous les ordres, se multiplie tout seul en métastases, jusqu'à tout
signifier, ou rien. Tout alors est frappé par une sorte de «principe
d'incertitude», la vérité, le travail, l'information, la richesse sociale,
le sexe, le langage, la mémoire, le récit historique, l'oeuvre d'art,
l'Autre, la culture, la représentation, l'événement lui-même, entre tout et
tout, on a essayé d'établir des équivalences artificielles, en n'arrivant,
en fait, qu'à ajouter d'autres simulacres, des couches factices de sens, de
l'hyper, du cyber, des prothèses...

Son désir de ne rien rater de la vie

Tout bouge et rien ne s'échange. L'imposture et l'illusion deviennent plus
vraies, le réel disparaît sous l'hyperréalité... Les thèses paradoxales de
Jean Baudrillard ­ y compris lorsqu'elles appelaient à Oublier Foucaul t ­
ont choqué, agacé, amusé, interloqué. Elles avaient une vertu cependant (si
on ne veut pas parler des vertus de Baudrillard, sa dignité à sortir de la
misère dans laquelle il était, à l'époque où il vivait dans une tour du
XIIIe arrondissement, sa gentillesse, sa disponibilité, sa curiosité, son
désir de ne rien rater de la vie, et surtout pas les omelettes aux cèpes !),
que nul n'a jamais niée : quel que soit le sujet abordé, Jean Baudrillard
disait toujours quelque chose que personne n'avait jamais dit. Il était
obsédé, il est vrai, par une question étrange : que faire quand les
événements dépassent la vitesse du sens ?




 
 
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