olivier auber on Sat, 25 Feb 2017 12:34:42 +0100 (CET)


[Date Prev] [Date Next] [Thread Prev] [Thread Next] [Date Index] [Thread Index]

[Nettime-fr] L’« illusion tragique de la fin du travail »


Article paru dans le Monde du 23 février 2017(onglet idées)
http://www.lemonde.fr/acces-restreint/idees/article/2017/02/23/2fdfb53848069bf209aea09feaacf06e_5084057_3232.html?h=11

L’« illusion tragique de la fin du travail »

Le travail serait, dit-on, en voie de disparition, mais considérons un instant qu’il soit juste tombé dans un piège sémantique, qu’il puisse en sortir et retrouver un sens.

On parle indifféremment du marché du travail et du marché de l’emploi, si bien que les deux mots – travail et emploi – semblent synonymes. Alors pourquoi inscrire les deux termes dans l’intitulé du ministère du travail, de l’emploi ? Certes, les deux mots ne semblent pas équivalents parfois. On dit monde du travail, non pas monde de l’emploi. Mais on dit aussi offre d’emploi, non pas offre de travail. De son côté, le gouvernement a imposé une loi travail pour réguler l’emploi. Est-ce clair ? Pas vraiment.

Dans ce nuage sémantique indéterminé, on sent que plane l’idée que seul un travail rémunéré serait un vrai travail, voire que le travail serait réduit au seul emploi. Cet imaginaire
dominant exclut du monde du travail – et symboliquement du monde tout court – une large part de la population, si ce n’est sa grande majorité.

Seul l’argent travaille

On peut soupçonner que cette confusion sert les affaires du capitalisme. Il se pourrait même que ce soit le rideau de fumée empêchant de constater que le monde de la finance échappe à toutes les règles du travail humain. Cependant, le capitalisme est en crise, et pas qu’une petite. Certes, les banques continuent de créer de la monnaie ex-nihilo par le crédit, mais « l’économie
réelle » semble déconnectée de cette création sans travail. Siéger dans un conseil d’administration est encore considéré comme un travail ; il y a encore des chargés de clientèle, des traders et des analystes, mais ces emplois sont en voie de disparition au profit de machines qui, elles, travaillent jour et nuit.

Désormais, les plus hautes valeurs boursières (Google, Facebook, etc.) tirent leur substance de personnes réputées ne pas travailler, qui ne sont donc pas payées. Le travail des robots remplace
des cohortes d’employés en Chine et ailleurs. Des intelligences artificielles menacent de faire de même pour les médecins, les avocats, etc. L’appropriation ou le remplacement du travail sont
devenus le modèle dominant. Une exception confirme la règle : des initiatives telles Linux, Wikipedia ou Openstreetmap, elles aussi nourries de travail gratuit, mais le reversant au « bien commun », sont devenues des valeurs sociétales incontournables à l’échelle mondiale. Dans ce contexte, de nombreux commentateurs parlent de la fin du travail. Formule malheureuse. Illusion tragique.

Une formule criminelle

Non seulement, les plus hautes valeurs économiques et sociétales sont bien le fruit du travail, mais le sens commun permet d’observer que c’est l’emploi rémunéré qui disparaît, en aucun cas le
travail. Le simple bon sens rappelle qu’une femme qui accouche, travaille. Soigner ses enfants est un vrai travail. Celui qui travaille sur lui-même pour améliorer sa santé physique, mentale, effectue un travail hautement bénéfique pour la société. Celui qui s’adonne à toutes sortes d’addictions (la drogue, le pouvoir, le fric) peut être vu, tant qu’il n’agit pas au détriment d’autrui, comme un travailleur à la recherche de l’éventuel socle de sa nature humaine. Tous les humains, qu’ils aient ou non un emploi, travaillent d’une manière ou d’une autre.

Hannah Arendt (1906-1975) avait anticipé dès les années 1960 : « Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire ». « Le pire » prend un tour particulier lorsqu’il est évoqué par cette spécialiste de la psychologie des nazis, notamment sous l’angle de leur conception pathologique du travail. La croyance en la fin du travail pourrait signifier l’impossibilité définitive de donner sens à sa vie et entraîner les pires comportements suicidaires. La fin du travail est une formule criminelle.

Cependant, le parler courant recèle quelque espoir : privé d’emploi a longtemps été synonyme de privé de travail. Par la force des choses, ceux qui sont confrontés à cette situation comprennent que cela ne signifie rien d’autre que privé de revenu.

« Robot monétaire »

Ainsi, les regards convergent peu à peu vers la source des déséquilibres, à savoir la monnaie ; comment elle est créée, par qui et pour quoi ? Sur ces points, la réflexion politique doit avancer
urgemment ; le futur est en retard. Par exemple, Benoît Hamon propose un monde libéré du travail. Mais s’il ne veut pas sombrer dans le piège tragique de la fin du travail, il devrait parler d’un monde libéré de l’emploi.

Ensuite, il propose de taxer les robots pour contribuer au financement d’un revenu universel. C’est sympathique, mais cela montre qu’à Paris, Berlin comme dans la Silicon Valley, on n’a pas encore touché le nœud du problème. En effet, le « père de tous les robots », sans lequel tous les autres n’existeraient pas, c’est le « robot monétaire », situé dans les banques, qui crée de la monnaie par le mécanisme de la dette.

Plutôt que construire une usine à gaz fiscale, c’est l’algorithme – le code source – de ce robot qu’il faut hacker. Le capitalisme n’est pas seulement en panne, il est en phase terminale. Les injections monétaires des banques centrales n’y pourront rien, Il faut trouver le moyen de limiter la création monétaire réalisée au profit des robots spéculateurs et destructeurs d’emplois. Il faut créer un « robot monétaire libre » capable de créer un dividende monétaire attribué à tous, qui permettra à chacun, non seulement de vivre, mais aussi de travailler. On découvrira alors que le travail ne manque pas. Qu’au contraire, sa tâche est immense.

La Silicon Valley menace de tout emporter dans sa fièvre matérialiste, capitaliste et transhumaniste. L’Europe pourrait s’y opposer en montrant le sens humaniste du travail qu’elle cache depuis des siècles : car "on ne naît pas humain, on le devient" (*): c’est là le vrai travail, le plus noble qui soit.

(*) librement inspiré de Tertullien, ~200, Erasme, 1519, Simone de Beauvoir, 1960

Olivier Auber (Chercheur associé, Université libre de Bruxelles)
_______________________________________________
Nettime-fr mailing list
http://www.nettime.org/cgi-bin/mailman/listinfo/nettime-fr