Date: Tue, 08 Oct 1996 23:10:22 +0100

From: "Marjan Kokot" <marjan@kud-fp.si>

Le Grand et le Petit

Paul Virilio

Preface pour l'edition Slovene de "La Vitesse de Liberation"

Vous allez lire "La Vitesse de Liberation". Ce qui est important, c'est qu'il s'agit pour vous d'une premiere fois, d'une premiere traduction de mon livre et d'une premiere lecture. La premiere fois c'est effectivement la recontre avec un auteur, mais aussi le recontre avec quelqu'un qui ne vous connait pas et que vous ne connaissez pas. C'est d'une certaine facon la premiere fois que l'on rencontre un auteur. "LaVitesse de Liberation" c'est aussi un livre de premiere fois. La premiere fois, c'est quand on echappe au monde, comme la Slovenie a echapee au monde avec la guerre, ou plutot avec ce qui c'est passe dans l'ex-Yougoslavie. Vous vous etes echappes d'un monde et ce livre est le livre d'une liberation du monde. Mais d'une liberation qui ets aussi une perte, une perte de l'etre ensemble, une perte d'autrui, une perte d'indifference. Vous etes devenu, comme le monde, tout petit. La Slovenie est toute petite, mais elle est grande car c'est le monde qui est devenu tout petit. Grace a la vitesse de liberation, le monde s'est rapetisse. En quelques micro-secondes, on peut etre informes sur ce qui se passe aux antipodes. A partir de la toute etendue, toute la geographie d'une nation quelqu'elle soit, grande ou petite, n'est plus rien. Ce qui compte c'est l'immediatete, l'ubiquite, l'instantaniete: c'est ca la premiere fois. La premiere fois, c'est de se recontrer avec des gens que l'on n'aurait jamais recontres, qu'on n'aurait jamais du recontrer et qui, grace a cette vitesse limite, a cette vitesse de liberation, sont la, deja la, chez vous au journal televise de 20 heure, ou dans votre radio. Donc, "La vitesse de Liberation" est un livre sur la perte, la perte de la grandeur du monde, la perte de l'etendue et le devenir mineur. Comme disait Deleuze, ce qui est mineur, c'est ce qui est important, ce qui est mineur, c'est ce qui est nouveau. Il est sur que quand Deleuze et Guattari parlent de l'importance du mineur, ils introduisent un concept nouveau, nouveau dans la philosophie, mais pas nouveau dans l'ethique. "L'humilite est a la base de tout!" C'est une des phrases importante de l'ethique. Pour etre grand, il faut d'abord etre petit. Le petit est la potentialite du grand. Donc, d'une certaine facon quand je dis que Gilles Deleuze est un philosophe mineur, cela veut dire qu'il est "a venir". Un philosophe, un ecrivan qui est deja grand n'a pas d'avenir, c'est a dire n'a pas de developpement de l'etre. Or le propre de la grandeur, c'est le developpment, c'est d'etre - dans son - developpement. Aujourd'hui on a beaucoup de grands ecrivain et de grands philosophes. J'en citerais un tres respectable qui est Michel Foucault. Mais on n'a pas de philosophes mineures, parler de philosophes mineur est considere comme pejoratif. Quand on dit: Deleuze et Guattari sont des philosophes mineures, c'est percu generalement comme une injure, ce qui montre bien que nous sommes dans un siecle arrogant. Non seulement un siecle impardonnable, le siecle d'Hiroshima et d'Auschwitz, mais aussi un siecle arrogant. Un siecle qui ne s'interesse qu'a ce qui est deja realise, a ce qui est deja grand. Or ce qui est grand, n'a plus d'avenir. L'interet du mineur, c'est qu'il a son avenir a l'interieur de son present: il est en developpement. Je crois que retrouver l'humilite, ce n'est pas retrouver seulement une vertu chretienne, c'est retrouver la "Virtus" c'est a dire la virtualite, la potentialite a se developper. L'Europe est entrain de se deconstruire, et elle porte interet a tuot ce qui est grand. C'est un signe de decadence. C'est un signe Romain! Je rappelle que l'empereur Romain etait considere comme un Dieu, ce qui est un signe de decadence. Alors que si l'on prend Deleuze, ce qui est signe d'avenir et de developpement, c'est ce qui est petit. Les peuples, les nations petites, les etres humbles sont l'avenir du monde parcequ'ils ont leur developpement en eux. Plus un pays est petit et plus il a de chances de se developper. C'est vrai avec la mondialisation, c'est vrai avec les entreprises, (on parle assez actuellement de reorganisation des entreprises sur une petite echelle), mais c'est vrai aussi au niveau de l'ethique. C'est a partir du "Quantum", du point de depart, qu'il y a une vertu, un developpement possible. Je crois que tant que l'on ne sera pas sorti du 20 e siecle et de son orgueil, on ne comprendra rien a l'humilite. C'est pour cela qu'aujourd'hui toute faiblesse est menacee: la faiblesse des femmes, la faiblesse des enfants martyrises sexuellement, tout ca ce sont des signes de la grandeur, c'est a dire de ce qui s'oppose au mineur. Kafka est fascine par tout ce qui est petit, parce que tout infiniment petit est plus vaste que l'infiniment grand. Le mineur c'est ce qui se trouve a l'interface entre "l'infiniment grand" et "l'infiniment petit". Or l'infiniment petit n'a pas de limites, alors que l'infiniment grand a une limite. Que cette limite soit celle du Cosmos ou celle de l'histoire qui passe, il y a une limite dans la grandeur. Il n'y a pas de limites dans la petitesse et l'interet de Kafka (je rapelle que Kafka est un ecrivain juif), c'est qu'il est seduit par l'infiniment petit, c'est a dire par ce qui n'a pas de fin, ce qui est eschatologique. Donc moi, je me sens extrement proche de Kafka. Il est pour moi le plus grand ecrivain de notre siecle. On a besoin de refferer au petit. Le delire strophysique, par exemple, qui est le delire de l'infiniment grand a ete oblige de trouver une limite. Il a fallu inventer le big-bang, autrement dit: le commencement supreme. Mais qu'en est-il de l'infiniment petit? Est se qu'il y a un infiniment petit au big-bang? La question ne se pose meme pas, parce que l;infiniment petit est infiniment plus mysterieux que l'infiniment grand. Selon moi, Kafka a touche a ca. (C'est pour cela, d'ailleurs, qu'il denades a Max Brod de detruire son oeuvre. C'est parce que son oeuvre a une grandeur). En mourant il dit a Max Brod: tu detruits tout, c'est pas la peine. Il prouve la que toute grandeur est achevement et Kafka est un homme de l'inachevement, un homme de l'infini, l'infini religieux, mysthique. Je comprends parfaitement ca. Le mineur c'est ce qui est masque, c'est la face cachee de l'arrogance et du totalitarisme de 20 e siecle. Le mineur, c'est l'avenir. La grandeur, c'est le passe. Un element qui est inquietant est une phrase qui correspond a l'Etat d'Israel et qui est une phrase tres importante, qui est une part d'ombre du mineur ou du petit. C'est cette phrase prononcee par un depute a la Knesseth: "Israel est trop petit pour avoir la Paix". Quand on s'enferme dans l'humilite, dans la petitesse, l'etroitesse, on est immediatement menace et on attire la violence. La petitesse est une tentation pour la guere, la guerre civile, la guerre de tous contre tous, il n'y a qu'a regarder Israel en ce moment. Quand on est petit, on va etre la victime d'un predateur, aussi bien dans l'entreprise que dans un pays faible ou envahi. Donc la petitesse est toujours menacee et d'une certaine facon, la petitesse est une tentation pour tous les puissants. Un exemple: on a eu la Paix nucleaire, la Paix de la dissuasion pendant trente ans. Pourqoi? Parce qu'il y avait deux blocs et que ces deux blocs ne pouvaient pas s'affronter. Il y avait deux grandeurs massives, la grandeur des empires sovietiques et la grandeur des empires capitalistes. Or c'est une paix monstreuse, une paix qui a developpee les armes nucleaires, qui a developpee une menace totale, non seulement sur les hommes mais sur la planete: menace d'extermination de l'espece humaine. Donc, oui le mineur est toujours menace. Oui, admettre le mineur, c'est accepter d'etre, d'une certaine facon martyre. Il y a la une question sans reponse. Quand je dis ca, je ne dis pas cela pour revenir sur ce que j'ai dis precedemment. Je crois qu'il n'y a "d'avenir que dans le mineur", mais le mineur est menace et c'est une realite qu'il faut prendre en compte.

Je ne souhaite pas dire plus car je n'ai pas l'habitude de parler de mes livres, mais de les ecrire.