geert lovink" (by way of nathalie magnan) on Tue, 4 Jan 2000 00:09:35 +0100 (CET)


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from: huo@compuserve.com (Hans-Ulrich Obrist)

INTERVIEW AVEC ILYA PRIGOGINE

HUO: Vous étiez en train de parler de réconciliation ?

PRIGOGINE ILYA: Oui, comme je le dis souvent, j'ai toujours pensé que mon
oeuvre était une uvre de réconciliation. C'est l'aboutissement  d'un
sentiment d'insatisfaction. Quand j'étais jeune je m'intéressais à la
philosophie, et pour la philosophie, le temps est un temps irréversible, la
flèche du temps et la condition même du savoir. Tandis que pour les
physiciens, le temps apparaissait dans des théories déterministes dans
lesquelles il n'y a pas d'événements. Il n'y a pas de distinction de
principe entre le passé et l'avenir.  Il y a une continuité du temps en
mécanique classique, en mécanique quantique, en relativité. Au fond j'ai
été sensible à ce problème depuis que j'étais presque adolescent.

HUO: C'était avant que vous arriviez en 1929 en Belgique ?

P: Non, là j'étais vraiment enfant! Je l'ai senti en 1937. J'ai écrit trois
articles qui sont parus dans un journal pour étudiant où je posais
clairement la question. Je n'avais évidemment pas de réponse. Les
circonstances de la vie ont fait que j'ai fais des études  scientifiques,
mais je me suis toujours rappelé ce problème. Mon travail vient d'un
sentiment d'insatisfaction. Et vous savez bien que Saint-Augustin a dit que
le temps: " c'est ce que je crois savoir, mais quand on me demande ce que
c'est, je ne sais pas". Vous savez bien que j' attache au temps une
importance capitale. Pour les sciences philosophiques, les sciences
historiques évidemment, les sciences sociales. Pour les physiciens, il ne
l'était pas.
En somme c'est ce qui a orienté mon travail, et je pense que n'importe qui
en suivant cette voie aurait obtenu les mêmes résultats. Je ne me sens pas
particulièrement doué ou créatif, mais peut-être que mon seul mérite a été
d'isoler ce problème et d'y consacrer beaucoup de temps.

HUO: Donc on pourrait dire que, en partant de cette question du temps
s'est constitué une dynamique complexe qui est votre oeuvre?

P: C'est cela. C'est à dire que dès lors en m'intéressant à d'autres
problèmes, et notamment des problèmes de physique moléculaire, je me suis
intéressé à la question du temps  en termes thermodynamiques, puisque la
thermodynamique est la première science évolutive de la physique. Toutefois
la thermodynamique classique  dit en effet que dans un système isolé
l'entropie croît jusqu'à l'équilibre thermique. La thermodynamique donne à
la flèche du temps un sens très négatif, puisque la seule chose à laquelle
le système puisse arriver, c'est l'équilibre, mais elle parle au moins
d'évolution. Tandis que la dynamique déterministe classique, ou la
dynamique déterministe quantique n'a pas de flèche du temps. On associe la
flèche du temps a nos
approximations.  J'ai toujours trouvé bizarre l'idée que nous allons
introduire le temps dans le monde qui n'a pas de temps. Et ça on essayait
de le faire par toute sorte de manipulations, par des approximations, par
des considérations cosmologiques, qui disait qu'au début l'entropie de
l'univers était très faible, et que l'univers ne faisait que se dégrader,
donc l'entropie augmente, et ce serait la flèche du temps.
Mais s'il est question de cosmologie, si l'entropie est cosmologique,
comment se fait-il que tous les phénomènes ne soient pas irréversibles? Il
y a des phénomènes réversibles où la dynamique classique, où la physique
quantique donnent d'excellents résultats. Le mouvement de la terre autour
du soleil est un mouvement parfaitement décrit par les équations de Newton.
Tandis que pour n'importe quelle réaction chimique et toute la biologie est
associée a  des phénomènes irréversibles. Donc il y a une dualité, et cette
dualité m'a conduit peu à peu,  à l'idée qu'il fallait modifier dans
certains cas les lois de la physique fondamentale.
C'est évidemment très inattendu, un peu hérétique même par rapport à ceux
qui disaient que la mécanique classique ou la mécanique quantique  étaient
définitives.

HUO: Et quelle a été l'importance de Théophile de Donder?

P:Mon maitre Th. De Donder  a joué un rôle important, parce qu'il
s'occupait de thermodynamique et  étendait la thermodynamique  hors de
l'équilibre. Cela m'a permis d'entrer dans le sujet. Ce que j'ai appris
dans la thermodynamique du non-équilibre m'a encouragé dans l'idée que le
temps devait être quelque chose de fondamental. Dans ma thèse d'agrégation
de 1945, j'écrivais déjà que dans la constitution du temps et de l'espace
les phénomènes irréversibles devaient jouer un rôle. Cette idée ne m'a pas
quitté.
J'ai donc travaillé sur le non-équilibre et d'abord sur le non-équilibre
linéaire, c'est à dire où les vitesses de réaction sont proportionnelles à
ce qui joue le rôle de force en terme dynamique, c'est à dire les affinités
chimiques et les gradients de température, etc. Et là j'ai vu que le
non-équilibre pourrait être source d'organisation. Prenons par exemple
l'expérience de thermo-diffusion - si vous chauffez un liquide ou un gaz
d'un côté et que vous le refroidissez de l'autre, il y a certaines (...).
Donc l'entropie n'a pas qu'un rôle pessimiste et négatif. L'entropie a
aussi un rôle constructif. Et c'est cela qui m'a conduit  aux structures
dissipatives.

L'état de non-équilibre m'a donc confirmé dans mes conceptions. On y
obtenait de nouveaux états physiques, comme les réactions chimiques
oscillantes, les structures de non-équilibre. Il y avait aussi un second
aspect: c'est que ces structures apparaissaient à des points de
bifurcation. Elles apparaissaient quand les équations de l'évolution
étaient non-linéaires et qu'il y avait un point singulier où l'ancienne
solution cessait d'être stable, c'est à dire que des petites fluctuations
la détruisait, pour conduire à des nouvelles structures.
Il faut bien insister sur le fait que les fluctuations régressent près de
l'équilibre, ne peuvent donc donner des structures nouvelles. En fait il y
en a plusieurs de ces structures nouvelles et le système en se réalisant
choisit une des branches. Donc les possibilités sont plus riches que la
réalisation. L'univers que nous rencontrons autour de nous n'est qu'un
exemple d'univers possible. La richesse du possible par rapport au réel est
é une idée qui n'est pas nouvelle. Elle a été notamment énoncée par
Bergson. Je la trouve très intéressante parce que dans la logique
classique, l'univers était seul et unique, et le seul possible par les lois
de la physique. Maintenant nous voyons qu'il n'est pas le seul possible. Et
le choix de la branche qui sort, est un choix qui dépend de
microstructures, de fluctuations, et donc régi par les lois de probabilité.
Ces lois de probabilité montrent que le déterminisme ne peut pas être
complet. Il faut qu'il y ait un élément probabiliste. Et donc à partir de
ces résultats, quand j'ai reçu le prix Nobel en 77, j'ai été devant un
choix: ou bien continuer l'étude thermodynamique qui m'avait si bien
réussie ou bien essayer d'englober les résultats thermodynamiques dans les
structures microscopiques.

HUO:  Tous les chemins nous ramènent à Bergson. Vous avez parlé de la
durée... J'ai relu un peu Bergson hier, par rapport à la philosophie de la
durée, il disait: "(citation)"; "La durée est le progrès continu du passé
qui range l'avenir et qui gonfle en avançant. C'est le mouvement qui
compte. La durée se révélera telle qu'elle est, création continuelle,
jaillissement ininterrompu de nouveautés."

P:  Quand Bergson écrit cela, il dit que la physique ne parle pas de sa
durée, donc c'est la métaphysique qui doit en parler. Tandis que ce que je
dis, c'est qu'il faut modifier la physique, de manière à parler de durée.
Si vous voulez la physique devient une physique probabiliste, et dans la
physique probabiliste, l'innovation, la création, a sa place.
Là nous revenons donc sur l'idée qu'au point de vue macroscopique on voit
bien que la réversibilité est créateurs de nouvelles structures. Evidemment
on est encore loin d'une image exacte de la création de la vie, mais quand
même nous pouvons penser que c'est à la suite de beaucoup de bifurcations,
qu'on est arrivé à la vie. Et donc s'il y a des formes de vie sur d'autres
planètes, ce sont  probablement des formes différentes que la vie telle que
nous la connaissons et toutes les formes possibles.
On reproche souvent à Bergson d'être anti-intellectuel. Il a fallu qu'il
soit anti-intellectuel pour pouvoir parler d'une évolution créatrice. Je
parle  bien plus tard, en gros une centaine d'années plus tard. Les
mathématiques ont fait des progrès considérables. Donc on voit moins la
difficulté ou l'impossibilité d'introduire le temps dans les lois
fondamentales. C'est  un problème que nous pouvons aborder. J'ai voulu
réaliser l'ambition, bien formulée par Bergson, dans le domaine
scientifique. Je ne suis pas un bergsoniste dans le sens que je ne veux pas
faire de distinction entre la durée du philosophe et le temps du physicien.
Je veux compléter la vision du physicien pour y inclure la durée.

HUO: Vous avez dit: "la création de l'univers est avant tout une création
de possibilités dont certaines se réalisent". Tout cette notion de la
réalité virtuelle ou des virtualités, que vous avez définies comme des
pré-réalités, dont nous réalisons une fraction, est une pratique
quotidienne sur Internet.

P: C'est juste, et d'une manière générale, la créativité est bien la
caractéristique de l'homme. Puisque dès le néolithique, il se crée des
civilisations, égyptiennes, pré-colombiennes, etc., et depuis lors les
civilisations n'ont fait qu'évoluer. C'est évident dans le domaine de la
musique, où tous les cinquante ans environ il se crée de nouvelles formes
de musique, et cela continue. Donc la créativité est imminente à l'homme.
Mais il serait ridicule de dire que la créativité est l'apanage de l'homme
puisqu'il y a une évolution du monde animal, et du monde végétal. C'est
donc aussi une créativité de la nature. Nous ne sommes pas les seuls. Nous
faisons partie d'une nature créative. Ce sont les termes de l'évolution
créatrice. Alors de deux choses l'une: ou bien la vie et l'homme sont en
dehors de la nature, ou bien c'est une propriété générale de l'univers.
Pour autant que nous sachions, tous les objets dans l'univers ont un temps
dirigé. Les étoiles évoluent suivant un temps dirigé, l'univers évolue
suivant un temps dirigé, mais nous n'en connaissons pas bien les modalités.
Et nous avons des structures cosmologiques, astrophysiques, extrêmement
compliquées, comme les anneaux de Jupiter, etc. Donc, au fond, il est
difficile de dénier à la flèche du temps, son aspect universel. Et s'il a
un aspect universel, il doit être motivé à la base par les lois de la
physique fondamentale. Et c'est ça que j'ai essayé de faire au niveau de la
mécanique classique, de la mécanique quantique. J'ai abouti , après
beaucoup d'années de recherche, à des résultats relativement simple.
Bergson a séparé le savoir métaphysique qui correspondait à l'expérience du
réel, et un savoir physique qui était répétitif et déterministe. Ce que
j'ai essayé de faire, c'est de réunir les deux savoirs. Donc j'ai essayé de
supprimer le gouffre qui séparait la métaphysique de la physique.
J'essaie de cerner  le passage de l'Etre au Devenir, l'Etre est toujours
une étape du Devenir. Mais bien entendu il y a les lois de la physique mais
ces lois s'expriment différemment dans un univers en évolution. Maintenant
il y a des mathématiques du Devenir. Mais là il faut aller plus en détail :
Les lois de la physique pourraient se caractériser suivant que l'on prend
un point de vue individuel, je prends un point et je suis ce point, c'est
la trajectoire, ou un point de vue de fonction d'onde en mécanique
quantique, ou le point de vue des ensembles, les ensembles c'est à dire de
population, un ensemble de points. Alors la question c'est de savoir si
l'ensemble produit quelque chose de neuf ou si l'ensemble est toujours
réductible à des lois déterministes en mécanique classique ou quantique. La
condition d'irréductibilité ou de réductibilité se pose maintenant de
manière nouvelle. Avant, il était entendu que la thermodynamique,
l'entropie, était basée sur des ensembles. Or la thermodynamique conduit à
des prévisions précises. Par exemple l'existence d'un point de fusion ou un
point critique exige  la limite des grands systèmes. Donc la notion
d'ensemble de grands systèmes conduit à des choses nouvelles.

HUO: Et où entre l'art dans cette discussion?

P: L'art entre par le fait que la physique devenant probabiliste et
insistant sur la nouveauté et sur une certaine indétermination de la
nature, conduit à une vision qui insiste sur la créativité. Et la
créativité est l'aspect le plus important de l'art. L'art n'est plus le
même après Beethoven, l'art n'est plus le même après Michel Ange et après
Mozart. Le lien vient que d'une certaine manière l'univers devient plus
proche de l'objet d'art. Parce que l'univers nous apparaît comme ayant une
histoire basée sur la créativité. Quand vous pensez aux plantes, et aux
fleurs, aux arbres qui sont des mécanismes extrêmement compliqués qui n'ont
plus à apparaître que par la suite d'un certain nombre de bifurcations, là
nous trouvons l'analogie avec l'uvre d'art.
Le modèle spécifique de la physique classique, c'est le pendule.  Tandis
que le symbole de la pensée que j'ai essayée de développer, c'est la nature
oeuvre d'art. Maintenant savoir si cette nature oeuvre d'art est due à
l'immanence de l'univers ou à une transcendance, je ne peux pas répondre.
La nature conduit à l'étonnement, ce sentiment d'étonnement, de
transcendance

HUO: Pour vous l'étonnement avec ces sculptures que vous collectionnez,
quelle est l'importance de ces oeuvres par rapport à votre activité, est-ce
que c'est une inspiration ?

P: C'est une inspiration parce que ces oeuvres, qu'elles soient du Japon ou
ailleurs, sont l'exemple même de la créativité. Au fond, à un certain
moment, mes idées apparaissaient tellement hérétiques, tellement loin de la
direction de la physique, que je me sentais un peu seul. D'ailleurs je l'ai
écrit dans des introductions de catalogues d'exposition précolombienne.

HUO: Et vous avez déjà montré votre collection dans son ensemble?

P: Non jamais ensemble mais certains objets ont été montrés dans des
expositions.

HUO: Revenons à ce pont que vous avez créé entre la science, la philosophie
et l'art...

P: Plutôt que d'un pont, j'ai essayé de supprimer des contradictions. Je
n'ai pas créé de pont dans le sens que je ne peux pas donner des conseils
aux artistes. Ce n'est pas mon rôle, ni ma compétence. J'ai supprimé la
contradiction entre l'art/création et la nature/statique. C'est une
contradiction que j'ai trouvée toujours très arbitraire et même fausse. La
nature est aussi création, et comme j'avais rencontré la créativité dans
les systèmes loin de l'équilibre..

HUO: J'ai vu récemment une exposition de Rudolf Steiner, les dessins,
remarquables, faits sur papier noir pendant ses conférences, et sur un
dessin est marqué: " la science, définition, je suis cognition  mais ce que
je suis n'est pas être; art, je suis fantaisie, mais ce que je suis n'est
pas vérité". Donc ça serait en fait de dissoudre ces contradictions.

P: Sûrement.  Je peux vous dire un mot des mathématiques du temps. J'ai
commencé à vous parler des ensembles. Les ensembles qui avaient été
considérés comme le résultat de notre ignorance. Les ensembles en
thermodynamiques jouent pourtant un rôle important et donnent des résultats
nouveaux. Donc je n'ai pas pu me contenter d'une explication que la
créativité serait due à notre ignorance. Au contraire la créativité
s'exprime par la possibilité nouvelle. Et une physique qui nie la flèche du
temps, nie ce qu'elle fait, c'est à dire l'augmentation de la connaissance.
Pour les mathématiques du temps, il faut savoir ce qu'est une loi de la
nature. Pour les transformations ponctuelles qui sont la mécanique
classique, il y a un déterminisme, et on peut montrer qu'aussi longtemps
qu'on s'intéresse à des fonctions simples, ce qui signifie qu'elles
appartiennent à l'espace de Hilbert  qui est un espace dans lequel les
fonctions jouent le même rôle que les vecteurs dans le calcul élémentaire,
aussi longtemps que les ensembles ne donnent rien de neuf. Mais dès que
vous dépassez l'espace de Hilbert , les fonctions comme des distributions,
comme des fractales, et bien dès ce moment là les transformations
ponctuelles ne sont plus équivalentes à des ensembles, et les ensembles ont
des nouvelles propriétés. Si vous voulez, la physique des populations a
plus de propriétés que la physique des individus. De même que la sociologie
d'une population est différente de la sociologie de l'individu isolé, de
même la physique de la population donne des résultats différents de la
physique de l'individu, et ces résultats de la physique des populations
incluentt la direction du temps.

HUO:  1 plus 1 fait 3 ?

P: Non, 1+1 sera 2, mais le fait de parler avec des nombres entiers est
déjà le résultat du non équilibre. Parce que, si vous voulez, le monde à
ses débuts était une espèce de soupe  dans laquelle  il était difficile de
distinguer une particule d'une autre parce que toutes les particules
interagissaient. Maintenant nous sommes dans un monde, même s'il est encore
jeune, qui est très différent du monde primordial. Et dans ce monde il y a
des objets qui sont individualisés. Dans ce monde nous avons une allumette
plus une allumette. Dans le monde des hautes synergies, l'allumette ne
serait pas stable, elle se décomposerait en particules, et vous avez plutôt
un milieu continu. Tandis que dans notre univers vous avez les objets
discrets et c'est déjà le résultat d'une évolution cosmologique.

HUO:  Comment vous voyez le potentiel de la créativité singulière  par
rapport à cette notion de groupe ?

P: Evidemment, dans l'histoire humaine elle-même, ce sont des groupes qui
ont agi. Les groupes agissent d'une manière cohérente mais aussi d'une
manière où la relation individuelle garde une valeur.
La physique nous donne des vocabulaires que nous pouvons utiliser d'une
manière métaphorique ou pour des systèmes beaucoup plus compliqués.
De même qu'il y a des bifurcations dans la physique et la chimie, il y a
des bifurcations dans l'histoire. Il y a des événements dans l'histoire.
Par exemple le passage du paléolithique au néolithique, à 10 000 ans avant
JC dans presque partout les pays du monde, qui est d'ailleurs quelque chose
très étonnant, puisque l'homme est là depuis 10 millions d'années, ce
passage à la culture des plantes et l'exploitation des minerais s'est
produit d'une manière différente en Chine, qu'en Egypte, en Babylone ou en
Amérique précolombienne, ce qui a suscité une richesse de créativité
étonnante. Et cette richesse a aussi créé d'autres aspects, comme par
exemple la différenciation entre les hommes. Il fallait bien des hommes qui
construisent la pyramide et des gens qui donnent les ordres de construire.
Donc elle a aussi créé la division du travail et l'esclavage qui s'est
perpétué jusque il y a un siècle en gros. Donc d'une certaine manière,
chaque bifurcation a ses victimes et des gens en profitent. Et je ne peux
pas dire que c'est mauvais car cela a permis de créer la civilisation, et
finalement notre vie dans laquelle quand même les gens participent
davantage à la culture. Mais cela a créé en même temps des inégalités, dont
nous souffrons encore aujourd'hui.
On pourrait voir l'histoire, surtout occidentale, comme une suite
inattendue de bifurcations. Il y a eu la bifurcation du paléolithique, puis
celle qui est venue du charbon, celle qui est venue du pétrole, de
l'électricité, celle qui est venue de la révolution informatique dans
laquelle nous sommes. Mais chaque fois c'est aussi l'action individuelle
sur un terrain instable. Il semble que la société, surtout occidentale,
soit une société instable. Et alors l'action individuelle a une importance
considérable. Par exemple, la révolution russe, qui est le passage d'un
régime tsariste à un régime post-tsariste qui aurait pu prendre des formes
tout à fait variées, mais la forme qu'elle a prise et l'avènement
communiste provient bien de l'incapacité du tsar, de l'impopularité de la
tsarine et de la violence déjà engagée dans la révolution.
Mai 68, avec tous ses défauts et utopies, a quand même été un moment
important où la jeunesse a en plus joué un rôle. Nous sommes aussi dans une
situation très difficile, comme nous le montre les Balkans, l'Afrique. Là
aussi, il faudrait que le jeunesse prenne davantage part. Elle doit lutter
contre la résignation et le sentiment d'impuissance. Justement les
fluctuations et la structure microscopique qui précède un événement a
quelque chose d'important. Nous parlons de globalisation dû à
l'informatique, mais la globalisation peut signifier la perte de la
multiplicité des cultures, qui serait catastrophique.
HUO: Vous avez été en Asie, au Japon et en Chine?

P: Pour situer notre civilisation, il faut s'intéresser à d'autres
civilisations. C'est pour cela aussi que je m'intéresse beaucoup à la
civilisation précolombienne, parce qu'elle est très différente de la notre.

HUO: C'est là aussi que votre oeuvre a une grande portée car vous êtes un
des seuls scientifique qui, par rapport à cette phalange
science/Amérique/Europe, a toujours parlé contre l'Eurocentrisme, contre
une occidentalisation de la science.

P: Mes positions scientifiques  ont pu être attaquées car il n'y avait pas
encore les mathématiques du temps. Maintenant, c'est très clair, et
beaucoup de mathématiciens sont impliqués dans le travail que j'ai
commencé. Je peux dormir tranquille. A certains moments j'étais angoissé.

HUO: J'ai lu un article qui disait que cela devenait de moins en moins
clair qu'il y ait du progrès dans la science. En fait la science entre dans
un stade de non certaineté.

P: Oui, d'ailleurs aujourd'hui la science se divise en branches de plus en
plus séparées. Comment comparer une avance en biophysique à une avance en
cosmologie ou astrophysique? La science a un mouvement à la fois de
séparation et de réunion. C'est un peu comme l'Europe qui se fait et le
mouvement de régionalisme qui se développe. La Belgique est un parfait
exemple avec Bruxelles, siège du mouvement européen, tout en étant
profondément régionaliste avec le gouvernement fédéral, le gouvernement
flamand, wallon, bruxellois et celui de la région allemande. Il y a des
mouvements dans les deux sens.

HUO: Comment voyez-vous le futur de la science ?


P: D'une manière générale, il serait important que les scientifiques aient
davantage conscience des problèmes sociaux. C'est un des points difficile
de notre époque. La science classique était élitiste. Maintenant on se dit
que la science est en contact étroit avec les problèmes de la société. Et
si vous introduisez un projet à la commission européenne, il a beaucoup
plus de chance d'aboutir s'il montre son incidence sur la société. Mais en
même temps, il faut garder une certaine importance à la science pure. C'est
une difficulté qui apparaît aujourd'hui. Je dis toujours qu'aujourd'hui
Einstein n'aurait jamais pu faire la théorie générale s'il dépendait de la
commission, parce qu'on aurait dit qu'il travaille depuis dix ans sur un
problème théorique et qu'il ferait mieux de travailler sur des problèmes
pratiques.
La recherche  est devenue plus marginale. Dans les domaines avancées de la
recherche, comme dans celui des particules élémentaires, il y a des
problèmes. Mais le monde ne nous apparaît plus simple à sa base. C'est une
chose très curieuse, on parle de complexité en biologie, en disant que le
cerveau humain est la chose la plus complexe, ce qui est très certainement
vrai. Mais on s'aperçoit que la complexité existe aussi dans les particules
élémentaires. François Jacob dit: "Le rêve des cellules, c'est de se
multiplier et le rêve d'une particule c'est d'être stable", de ne pas se
décomposer en proton ou autre chose

HUO: Cela nous ramène à une autre question que je voulais vous poser, à la
suite des lectures de vos textes récents, de vos entretiens. Vous parlez
d'un aspect narratif de la science, des Mille et une Nuits, cette idée
qu'il y a d'un côté l'histoire cosmologique, dans laquelle il y a une autre
histoire, c'est le thème des poupées russes. Alors peut-on dire qu'une
complexité cache toujours une autre complexité?

P: Oui. C'est comme pour les fractales. Quand vous mesurez une longueur,
cela dépend de la mesure que vous utilisez, le mètre que vous utilisez...
Il  est difficile de partager la mer de la terre ferme. La complexité est à
tous les niveaux. Je pense que la particule élémentaire a déjà une flèche
du temps, un brisement de direction. Tandis que l'image classique, c'est
qu'il faut beaucoup de particules, et les ensembles de particules
deviennent flèche du temps. Des particules séparées obéiraient à des lois
très simples, la loi de Newton. Quand on voit maintenant les particules
instables, elles ont déjà une flèche du temps, parce que leur évaluation
se fait dans une direction et pas dans l'autre. Je simplifie. Il y a donc
déjà une complexité considérable à l'échelle des phénomènes que nous
considérions avant comme simple..

HUO: La fin de la certaineté est devenu un discours habituel par rapport au
x changements et aux fluctuations. Est-ce qu'on vit la naissance d'une
nouvelle rationalité, d'une rationalité non -déterministe ?

P: La rationalité classique était déterministe. Mais nous vivons dans un
monde différent. La rationalité doit englober la flèche du temps et la
créativité. Ce n'est pas l'irrationalité. Il faut approcher la nature
autrement. Mais l'irrationalité vient plutôt du postmodernisme, développant
l'idée qu'on ne sait pas atteindre la structure de la nature, nous pouvons
seulement en parler. La mesure serait due à l'homme et donnerait des
renseignement sur la nature, donc nous ne pouvons pas atteindre la nature.
Alors, c'est à mon avis une vision très pessimiste. La science ne serait
qu'une oeuvre humaine affirme les postmodernes. Cela est vrai.
Mais l'homme fait partie de la nature. Le cerveau nous donne un plan de la
nature. Toute vie est un peu extrapolation du futur. Mais elle n'est pas
qu'extrapolation, il y a des lois derrière ces extrapolations. Le
postmoderne voit l'homme à l'origine de la science. Mais je ne pense pas.
L'homme produit des molécules chimiques, des centaines de milliers ou
peut-être des millions, tous les ans. Beaucoup sont déjà dans la nature.
Mais l'homme produit aussi des molécules qu'on ne trouve pas dans les
produits naturels. Et de même l'homme produit des mathématiques. Mais il
serait exact de dire que la nature a inventé certaines mathématiques, c'est
comme cela qu'elle construit les arbres, les plantes... Mais toutes les
mathématiques que l'homme a développé ne se retrouve pas forcément dans la
nature.

HUO: Par rapport à l'importance d'un aspect social de la science, vous
m'avez parle d'un rapport recent  où vous étiez avec d'autres penseurs.
Vous pouvez me parler de ce travail?

P: C'est un travail collectif. Je n'ai participé qu'à un aspect. Je me suis
limité à un aspect, le modèle pour les sciences sociales, modèle qui était
souvent le modèle newtonien. On trouve des affirmations de sociologues qui
disent que le problème c'est de trouver des lois newtoniennes de la
société. Kant écrivait que le déterminisme est la condition même de la
science. Donc la sociologie doit pouvoir tout prédire. Comme en physique
classique, on prédit tout se qui peut arriver, et on peut analyser aussi le
passé. Alors la science du complexe, la science de l'irréversible, donne
d'autres modèles à la sociologie, et en particulier le modèle de la
bifurcation. C'est à dire les événements sociaux ne sont pas prévisibles,
mais peut-être qu'on peut essayer d'isoler les points de bifurcations. La
science non-newtonienne donne donc des métaphores plus plausibles  à la
sociologie. Mais il faut bien dire que ce ne sont que des métaphores, sinon
il faudrait écrire les équations non linéaires de la société. Mais il y a
des analogies, parce qu'une société est, en gros, un ensemble non linéaire.
Ce que vous faites influence ce que je fais. Mais ce que vous faites n'est
pas tellement prévisible. Il y a l'homme moyen et l'homme qui n'est pas
moyen. Comme par exemple, quelqu'un vivant à l'an zéro n'aurait pas pu
prévoir l'influence du Christ. Il y a des personnes qui créent des
fluctuations, des événements. Il y a des micro structures de l'événement.
Comme je le disais tantôt, dans la révolution russe on ne peut se réaliser
de beaucoup de manière. Le monde est probabiliste et l'histoire de la
société est probabiliste à coup sûr. L'espoir que je voulais donner aux
jeunes, c'est que la probabilité donne de l'importance à des fluctuations.
L'histoire n'est pas faite, elle est en train de se faire. J'insiste
toujours dans mes écrits sur le fait que l'histoire est encore à ses
débuts, nous n'avons que 10 000 ans d'histoire. L'homme va se transformer,
l'homme n'est qu'à ses débuts. Il y a encore tellement de gens qui ne
participent pas à la culture, qui ont encore faim. Est-ce que c'est
nécessaire, inévitable? Ce n'est pas mon opinion. Beaucoup de gens disent
que la science est à sa fin, mais quand on regarde la nature, on ne peut
que rire de cette attitude. Nous n'avons même pas trouvé comment les
végétaux ont évolué. Nous ne savons pas qu'est ce qui est à la base de
l'évolution du cerveau. Nous ne savons pas comment le cerveau fonctionne.
Alors dire que nous sommes à la fin de la science me paraît être d'une
prétention incroyable. Et de même dans le microscopique, il y a des
phénomènes complexes et cette complexité n'a pas été déchiffré. A la fin de
ce siècle on remet en question les grands acquis. Les grands acquis,
c'était la relativité et la mécanique quantique. On ne peut pas dire
qu'elles sont fausses. Elles s'appliquent à des situations simples.

HUO: Il y a aussi un grand thème, que vous mentionnez, celui de la ville.

P: Plus la densité est grande et plus les phénomènes non linéaires sont
importants parce que les gens s'influencent mutuellement. Donc la ville est
un creuset de créativité et d'inventions, mais souvent de ségregation.

HUO: Vous m'aviez parlé par rapport à la ville de votre rêve qui arrive
souvent. Vous pouvez m'en parler?

P: C'est un rêve qui ressemble à une histoire de Singer. Il imagine un
écrivain qui débarque dans l'Amérique du Sud et contrairement à ce qu'il
pensait, il n'y a personne qui attend. Il doit faire un exposé à une
société hébraïque. Il donne au chauffeur une adresse qui le conduit à un
hôtel de seconde zone,délabré.  Il n'a pas d'argent, ne sait pas comment se
mettre en rapport avec les gens qui l'ont invité, il est de plus en plus
inquiet. Au bout de deux jours, les gens qui l'ont invité font éruption
dans son hôtel.
Il s'était trompé d'hotel. Il y a donc une angoisse qui se résout. Parfois
je rêve que je suis à Chicago, et que j'ai perdu l'adresse de mon hôtel..
Alors peut-être cela signifie que j'ai l'angoisse de m'etre  trompé de
chemin, que j'aurais dû faire autre chose de ma vie. C'est un rêve qui
revient souvent.  J'ai toujours eu un sentiment d'angoisse. C'est un rêve
qui montre que la voie que je me suis fixée était d'une manière un pari, un
risque. Et c'est vrai qu'en science comme ailleurs, les grandes réussites
sont liées aux grands risques. Mais les grands risques engendrent
l'inquiétude et l'angoisse.

HUO: Dernière question, par rapport à vos propos qui donnent beaucoup
d'espoir envers le futur, que l'histoire n'est pas terminée, et je pense
qu'à la fin de ce siècle, c'est intéressant de penser aux projets réalisés,
mais aussi aux projets non réalisés qui pourront peut-être se réaliser dans
l'autre siècle. Qu'est-ce que signifie pour vous la notion du "road non
taken" ou du projet non réalisé et si vous pouviez me parler d'un projet
non réalisé que vous désiriez réaliser dans votre travail.

P: Vous voyez il y a des théories tellement monolithiques, qu'il est
difficile de les étendre et d'y inclure l'élément qu'il faudrait peut-être
y inclure. Et l'exemple le plus impressionnant c'est la théorie générale de
la relativité d'Einstein. C'est une construction merveilleuse,
monolithique, et pourtant, pour expliquer l'évolution de l'univers, il faut
appliquer la théorie d'Einstein, c'est inévitable. Pourtant, parler de
l'âge de l'univers est déjà en un sens un concept non-einsteinien parce que
l'âge de l'univers n'a de sens que si la naissance de l'univers est un
événement, quelque chose d'irréversible, et cela n'est pas inclus dans la
théorie d'Einstein. Nous commençons à voir comment la théorie de
l'irréversibilité, la flèche du temps, s'introduit en physique classique,
en physique quantique et même en physique de la relativité restreinte. Mais

Pas en relativité généeale, là je ne vois pas clair.
Parmi les projets que je n'ai pas réalisés, c'est de rester bon pianiste.
Quand j'étais jeune, je travaillais dans la perspective d'un temps infini.
A 80 ans il est difficile de travailler dans cette perspective.





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