/b/u/g/ on Wed, 26 Sep 2001 03:21:24 +0200 (CEST)


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[nettime-fr] Ronald Creagh - Une superpuissance pleure ses morts


Une superpuissance pleure ses morts

Ronald Creagh

Les événements stupéfiants dont nous avons été les témoins ne peuvent nous
laisser de glace. L'attaque du 11 septembre 2001 sur New York et le
Pentagone va marquer un tournant de l'histoire mondiale, aux conséquences
imprévisibles, durables et, peut-être, très lourdes. Ecrasés par des tonnes
de commentaires, nous devons pourtant réagir et affirmer nos propres vues.
Ces premières réflexions et ces sentiments n'engagent que leur auteur mais
proposent quelques pistes.

Tout voyageur en avion sait ce que représente cette atmosphère close, ce
personnel au travail taylorisé. S'il éprouve aujourd'hui le besoin
d'exprimer sa sympathie pour les familles des victimes, notamment celles
qu'emportèrent des avions funestes, c'est d'abord aux équipages qu'il
pensera. 

Le discours gauchiste, obsédé par la volonté de culpabiliser les Etats-Unis,
ne saurait innocenter cette série de crimes, même s'il est vrai que les
Américains n'ont « découvert » le monde arabe que tardivement, à travers les
yeux des Européens et à partir de l'établissement de l'Etat d'Israël en 1948
et que le Moyen-Orient voit tous les jours à la télé les souffrances des
Palestiniens, occasionnées par des armes fournies par les Etats-Unis, qu'il
considère à juste titre comme la puissance dominante de la région et, ce qui
est plus discutable, comme responsable de tout ce qui s'y fait. De plus, les
peuples arabes sont sous la coupe de gouvernements despotiques qui, à de
notables exceptions près, bénéficient du soutien des puissances
occidentales. 

Nos paroles, dérisoires peut-être, n'en expriment pas moins une compassion
qui doit s'étendre à toutes les victimes de tous les pays : Palestiniens,
Israëliens, mais aussi Africains : au Nigeria, par exemple, la lutte entre
chrétiens et musulmans a compté la semaine dernière quelque cinq cents
morts, phénomène auquel les médias n'ont guère prêté attention.

Au-delà de cette légitime émotion, la nature des faits et leur ampleur sont
loin de faire l'unanimité.

Le jour où le monde a changé

Les faits semblent connus de tous ; et d'ailleurs les médias n'ont pas donné
une information continue, comme ils le prétendent, mais un matraquage :
toujours les mêmes images, hystériques, obsédantes.

D'où un résultat ambivalent. L'adversaire inconnu a retourné contre la
société américaine l'impérialisme télévisuel qui imprègne les différentes
chaînes, les représentations triomphales de GIs et de combats aux quatre
coins de la planète, mais surtout en Afrique et dans des pays arabes. Le
caractère sensationnel d'un acte que ni les nazis ni les kamikazes japonais
n'avaient jamais réussi, a frappé l'imagination du monde entier. Pour la
première fois dans l'histoire, l'ennemi a attaqué le territoire même des
Etats-Unis et lui a sans doute infligé plus de pertes que même pendant les
pires batailles de la Guerre de Sécession. En revanche, ces mêmes images ont
suscité les témoignages de solidarité des pays occidentaux et ont ainsi
permis de réaffirmer le leadership un instant fragilisé de la République
américaine. 

En fait, l'humiliation de Superman, pire son traumatisme, s'inscrivent dans
une spirale paranoïaque qui ne date pas d'aujourd'hui : tout incident
« terroriste » impliquant un citoyen ou des biens américains n'importe où
dans le monde est considéré comme une attaque contre la sécurité nationale
des Etats-Unis (1). Le budget consacré à la lutte antiterroriste ,
pratiquement nul en 1995, est passé à 130 millions de dollars en 1997, à un
milliard et demi en 2000, et le budget proposé pour 2001 s'élevait à 11,3
milliards, avant même les événements ! (2) On peut tout de même se demander
si le luxe de précautions ne relevait pas quelque peu de la gesticulation.
Les forces armées se sont mises en Alerte DefCom3, sur une échelle de 5, ce
qui n'est donc pas le maximum ; et l'on n'envisage guère de contrôler les
aéroports destinés aux jets des cadres supérieurs.

Au delà des Etats-Unis, l'événement marque un tournant dans l'histoire de la
planète. Les rapports de force asymétriques qui régissent le monde ne sont
sans doute pas inversés, mais ils révèlent au grand jour leur vulnérabilité.
Assurément, après la chûte du Mur de Berlin, on attendait la Démocratie :
c'est le Capitalisme qui est venu. Et nous avons eu droit au nouvel ordre
mondial, aux discours sur la fin de l'histoire et des idéologies, à
l'hostilité de la pensée libérale - le pseudo anarcho-capitalisme - à
l'égard de l'Etat, à la politique isolationniste que Bush a mené de Kyoto à
Durban. Toutes ces idées et stratégies ont pris un coup de vieux.

Les services de renseignement voient la main d'Oussama Bin Laden, mais nous
sommes blasés de ces personnalisations de l'ennemi : Hitler, Khomeini,
Saddam Hussein. Mais le phénomène inédit, dissimulé, c'est l'apparition d'un
nouveau Moyen-Age avec le retour des condottieres, ces chefs de mercenaires.
Dans le cadre général de la privatisation, nous assistons à la privatisation
de la guerre : déjà en Amérique du sud ou dans le Golfe, les guerres
servaient les intérêts des multinationales et des compagnies pétrolières ;
en Afrique, elles sont de plus en plus gérées par des mercenaires et des
armées privées. A présent, les milliardaires l'organisent plus ou moins au
grand jour, même s'ils ne peuvent se dispenser de la complicité des Etats.

Mais le désarroi touche les puissants, car le style de vie du capitalisme se
trouve remis en cause : les complicités avec les diverses mafias, la
clientèle des émirats, les paradis fiscaux que fréquentent aussi les
milliardaires islamistes, et même les actions clandestines : Bin Laden,
comme jadis Pinochet et Noriega, n'est-il pas un rejeton de la CIA ? Et
l'industrie automobile n'a-t-elle pas besoin du pétrole des pays arabes ? De
là à se considérer comme des agneaux sacrifiés... (3)

Un terrorisme de droite

On parla d'abord d'un nouveau Pearl Harbor, signe d'une réflexion conduite
avec les catégories du passé. On le qualifia ensuite de « terrorisme », ce
qu'il est en effet, mais en oubliant qu'il s'agit d'un terrorisme de
« droite », conservateur, autoritaire, car loin de viser des objets
symboliques en évitant de susciter des victimes, il sème la mort sans
discrimination, comme jadis le fameux attentat de la gare de Rome ; élément
de la guerre psychologique, il cherche à dompter les foules par une terreur
aveugle. S'il est apparu en de multiples endroits, par exemple dans
l'attaque de touristes en Egypte, on peut en observer une version pour
l'instant plus mesurée en occident, par exemple dans la répression des
manifestations contre la mondialisation : les interventions musclées et
arbitraires ont bien ce même but de terroriser les contestataires.

Le terrorisme relève de la justice, voire d'un tribunal international. Or ce
n'est pas sur ce registre que ce situe Bush mais sur celui de la guerre,
alors qu'on n'a jamais parlé d'acte de guerre que dans le cas d'un
adversaire clairement désigné. Incapable, semble-t-il, de mettre au pas les
décideurs militaires, le discours du Président de la première puissance
mondiale devient religieusement symétrique de celui de l'intégrisme : il
représente le Bien face au grand Satan. Pire, il inscrit la riposte dans une
logique qui, à long terme, augure les désastres : il entend s'attaquer à
tout Etat qu'il juge complice. Ce qui pourrait inclure la Syrie, la Lybie,
l'Iraq, l'Iran, le Liban, le Pakistan, l'Afghanistan où les montagnes du
Hindu Kush sont déjà sous la neige, et pourquoi pas la Chine ? (4)

Le recours à l'amalgame et sa conséquence, la polarisation du monde,
masquent le fait que le terrorisme n'est l'apanage d'aucune religion : les
gaz meurtriers du métro de Tokyo furent l'oeuvre d'une secte bouddhiste et
l'attentat d'Oklahoma celui d'un chrétien. L'esprit simpliste peut engendrer
une guerre des civilisations : islam contre judéo-christianisme. L'attaque
éventuelle d'un pays arabe ou musulman ne pourra donc que creuser davantage
les jalousies et les haines. Et les bombes sur Kaboul ne contribueront pas à
libérer les femmes afghanes du joug religieux.

Pour cette raison, l'Amérique a besoin du soutien de quelques pays
musulmans, afin d'éviter d'apparaître comme partiale ; elle a déjà demandé
au Pakistan de fermer sa frontière avec l'Afghanistan et de lui permettre de
survoler le pays. Elle attend de ses alliés la déférence pour son leadership
sans pour autant se sentir liée à leur égard. Inversement, même les
gouvernements les plus pro-Américains n'ont aucune envie d'avoir à soutenir
sans réserve une riposte inconsidérée des Etats-Unis.

Ainsi que l'écrivait Tom Clancy, dans un roman qui a peut-être inspiré les
agresseurs, commencer une guerre n'est jamais la conséquence d'un processus
démocratique. De plus, parce que toute guerre se double d'une guerre de
l'Etat contre sa population, il faudra défendre les libertés chèrement
acquises, menacées par un accroissement des systèmes de surveillance, voire
de censure. Leur perte serait une victoire des terroristes, car religieux ou
non, tout intégriste rêve de despotisme. Une telle éventualité constituerait
une seconde mort de ceux que nous pleurons.


Copyright © 2001 Ronald Creagh. Une version légèrement différente doit
paraître dans le prochain numéro du Monde libertaire (France).

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(1) Il faut néanmoins signaler entre autres : 1983, attaque suicide au Liban
où sont tués 241 Marines ; 1988, bombe dans un avion de la Pan Am par les
terroristes lybiens ;1993, attentat au World Trade Center ; 1996, attaque de
camps de Marines américains en Arabie Saoudite ; 1998, bombes dans les
ambassades américaines en Tanzanie et au Kénya ; 2000, attaque du navire USS
Cole. 

(2) USA Today, Friday, July 7, 2000, 5A. 2 General Accounting Office,
Combating Terrorism : Need for Comprehensive Threat and Risk Assessments of
Chemical and Biological Attacks, GAO/NSIAD-99-163, September 1999 ; Office
of Management of Budget, Annual Report to Congress on Combating Terrorism :
Including Defense Against Weapons of Mass Destruction/Domestic Preparedness
and Critical Infrastructure Protection, May 18, 2000, p. 45.

(3) Mike Bond, « Sacrificial Lamb », Denver Post, 13 septembre 2001.

(4) Voir par exemple les propos de William Bennett, co-directeur d'une ONG
conservatrice, « Empower America », dans CNN Crossfire, 19 :20 September 13,
2001 Transcript # 091300CN.V20.


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