Natacha Quester-Séméon on Mon, 17 Nov 2003 08:05:18 +0100 (CET)


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[nettime-fr] L'apprentissage de l'imbécilité dans la culture de l'argent, parLuciana Bohne


L'apprentissage de l'imbécilité dans la culture de l'argent, par Luciana Bohne
Marche pour la justice, Août 2003
http://paxhumana.info/article.php3?id_article=371

On pourrait penser que la tentative d'un professeur d'anglais d'une 
université de seconde zone de faire un lien entre l'indigence de 
l'enseignement aux Etats-Unis et la crédulité du public étatsunien 
est un peu triviale si l'on considère que nous sommes embarqués dans 
la première aventure impériale avouée du capitalisme vieillissant aux 
Etats-Unis - mais restez avec moi. La question que je me pose, compte 
tenu de mon expérience d'enseignante, est de savoir pourquoi ces 
jeunes gens ont été éduqués dans une ignorance aussi crasse.

"Je ne lis pas", dit une étudiante de première année, sans être gênée 
le moins du monde. Il ne lui vient pas à l'esprit que déclarer une 
préférence pour ne pas lire dans une université, c'est comme se 
vanter d'avoir choisi de ne pas respirer dans la vie courante. Elle 
est dans mon cours consacré à la littérature mondiale. Elle doit lire 
des romans d'auteurs africains, latino-américains et asiatiques. Elle 
n'est pas là par choix : c'est juste un cours obligatoire pour son 
diplôme et c'est, pense-t-elle, plus facile que la philosophie.

Le roman qui lui donne du fil à retordre est "D'amour et d'ombre" 
d'Isabel Allende, mis en scène dans la terreur de l'après coup d'Etat 
du régime de type nazi de la junte de Pinochet, entre 1973 et 1989. 
Personne dans la classe, y compris ceux dont la matière principale 
est l'anglais, n'est capable d'écrire un essai d'analyse précis, il 
faut donc que je le leur apprenne. Personne dans la classe ne sait où 
est le Chili, je dois donc photocopier des informations générales 
dans des guides sur les pays du monde. Personne ne sait ce que sont 
le socialisme ou le fascisme, alors je dois prendre le temps d'écrire 
des définitions assimilables.

Personne ne connaît "le mythe de la caverne" de Platon, et je le mets 
à leur disposition parce qu'il est impossible de comprendre le thème 
du roman sans une connaissance de base de ce texte - qui faisait 
partie des lectures obligatoires quelques générations plus tôt. Et 
personne dans la classe n'a jamais entendu parler du 11 septembre 
1973, le coup d'Etat soutenu par la CIA qui a mis un terme à la 
démocratie adulte du Chili. Le choc est tangible quand je distribue 
des documents déclassifiés étatsuniens qui prouvent la collusion des 
É.-U. avec le coup d'Etat du général et l'assassinat de Salvador 
Allende, président élu.

La géographie, l'histoire, la philosophie et les sciences politiques, 
toutes sont absentes de leurs études. Je réalise que mes étudiants 
sont en fait des opprimés, comme l'a fait remarquer Paulo Freire dans 
" la pédagogie de l'opprimé " et qu'ils paient pour leur propre 
oppression. Je leur explique alors patiemment : Non, notre 
gouvernement n'a pas été l'ami de la démocratie au Chili ; oui, notre 
gouvernement a financé à la fois le coup d'Etat et le système de 
torture de la junte ; oui, cela est valable pour toute l'Amérique 
latine. Puis, un étudiant demande "Pourquoi ?". Alors, je réponds que 
la CIA et les sociétés privées foulent au pied le monde en partie à 
cause de l'ignorance du peuple des États-Unis, apparemment provoquée 
par l'éducation formelle, renforcée par les médias et acclamée par 
Hollywood. Plus les gens lisent, moins ils en savent et plus ils 
deviennent endoctrinés ; c'est ainsi que nous atteignons cet état 
national d'imbécillité grâce auquel ils s'engouffrent dans des abîmes 
de dettes. Si ce n'était pas tragique, ce serait drôle.

Pendant ce temps, cette coûteuse imbécillité facilite le financement 
du travail sanglant des escouades de la mort, des juntes et des 
régimes de terreur à l'étranger. Elle a permis la guerre dans 
laquelle nous sommes engagés - une guerre injuste, illégale, 
illogique et coûteuse qui annonce au monde la faillite de notre 
intelligence et, par la même occasion, la faiblesse rampante de notre 
système économique. Chaque mort d'homme, de femme et d'enfant due à 
une bombe, une balle, à la famine ou à l'eau polluée est un meurtre 
et un crime de guerre. Et cela met en relief l'incapacité de 
l'enseignement étatsunien à produire des cerveaux équipés du strict 
nécessaire pour la survie démocratique : l'analyse et la capacité de 
poser des questions.

En d'autres termes, je ne pense pas qu'une éducation sérieuse est 
possible aux É.-U. Tout ce que vous touchez dans les annales de la 
connaissance est un ennemi de ce système de commerce et de profit, à 
en perdre la raison. La seule éducation permise est celle qui adapte 
au statu quo, comme dans les écoles coûteuses, ou qui produit des 
gens pour maintenir et renforcer le statu quo, comme dans l'école 
publique où j'enseigne. De manière significative, dans mon 
établissement, une université de troisième ordre pour la classe des 
travailleurs, diplômés de collège de première génération qui entrent 
dans les postes de fonctionnaires au bas de l'échelle, dans 
l'éducation et dans la gestion de niveau moyen, les matières 
académiques favorisés sont la communication, la justice criminelle et 
le travail social - fondamentalement comment mystifier, encadrer et 
surveiller les masses.

Cette éducation représente un énorme gaspillage des ressources et du 
potentiel des jeunes. Elle est incroyablement ennuyeuse et sans 
intérêt - excepté pour les puissances et les intérêts qui en 
dépendent. Quand un étudiant ukrainien, arrivé depuis seulement trois 
semaines, écrit en anglais l'essai le mieux structuré et le plus 
approfondi de la classe, on doit se poser des questions sur 
l'éducation étatsunienne, en particulier pour nos jeunes.

Mais, l'état de délabrement atteint par l'enseignement étatsunien est 
à la fois planifié et délibéré. C'est la raison pour laquelle nos 
médias réussissent si bien avec leurs mensonges. C'est pourquoi notre 
secrétaire d'Etat peut citer le mémoire d'un étudiant diplômé, en 
annonçant avec certitude que ces données volés proviennent de la 
source la plus fiable des renseignements. C'est pourquoi le 
"Guernica" de Picasso peut être voilé pendant son "rapport" absurde 
aux Nations Unies sans que quiconque ne remarque la signification 
politique de ce geste et la sensibilité fasciste qu'elle protège.

Le fascisme culturel se manifeste par son aversion à la pensée et au 
raffinement de la culture. "Quand j'entends parler de culture, je 
sors mon revolver", disait Goebbels. Une des réformes les plus 
infâmes et révélatrices mises en oeuvre par le régime Pinochet a été 
la réforme de l'enseignement. L'objectif fondamental était de mettre 
fin au rôle de l'université comme source de critique sociale et 
d'opposition politique. Les départements de philosophie, de sciences 
politiques et sociales, les humanités et le secteur des arts 
susceptibles d'abriter des discussions politiques ont été démantelés. 
On ordonna aux universités d'émettre des diplômes seulement en 
gestion des affaires, programmation informatique, génie civil, 
médecine générale et dentaire - bref, à devenir des écoles 
d'enseignement professionnel, ce à quoi l'enseignement étatsunien 
ressemble en réalité, du moins en ce qui concerne l'éducation de 
masse. Nos étudiants peuvent obtenir leur diplôme sans jamais avoir 
touché une langue étrangère, la philosophie, de quelconques éléments 
de science, la musique ou l'art, l'histoire et les sciences 
politiques ou économiques. En fait, nos étudiants apprennent à vivre 
dans une démocratie électorale dénuée de toute politique - un fait 
illustrée par la baisse de fréquentation des bureaux de vote.

Le poète Percy Bysshe Shelley a écrit que, dans la rapacité créée par 
la révolution industrielle, les gens abandonnent d'abord leur esprit 
ou leur capacité à raisonner, puis leur c¦ur ou leur capacité 
d'empathie, jusqu'à ce qu'il ne reste de l'équipement humain originel 
que leurs sens ou leurs demandes de satisfactions égoïstes. A ce 
stade, les humains entrent dans la catégorie de produits de 
consommation et de consommateurs du marché - un élément de plus dans 
le paysage commercial. Sans c¦ur et sans esprit, ils sont 
instrumentalisés à acheter tout ce qui calme leurs sens exigeants et 
apeurés - des mensonges officiels, des guerres immorales, des poupées 
Barbie et des enseignements en faillite.

Pendant ce temps, dans mon Etat, le gouverneur a ordonné une coupure 
de 10% pour tous les ministères - y compris celui de l'éducation.

Luciana Bohne





Luciana Bohne enseigne le cinéma et la littérature à l'université 
Edinboro en Pennsylvanie. Envoyez vos commentaires 
/feedback/discussion (en anglais) sur cet article à 
learningfeedback@marchforjustice.com.
© Copyright Luciana Bohne 2003 - For fair use only/ pour usage 
équitable seulement.

-  Traduction bénévole (rezo des Humains Associés) pour usage 
équitable seulement : Jean-Paul Salaün, KT et RI
http://paxhumana.info/article.php3?id_article=371

-  L'article original est accessible ici "Learning to Be Stupid in 
the Culture of Cash by Luciana Bohne" : 
http://globalresearch.ca/articles/BOH308A.html
http://paxhumana.info/article.php3?id_article=372

-  Discussions et débats dans le forum des Humains Associés à propos 
de ce texte
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