/b/u/g/ on Fri, 3 Dec 1999 09:21:04 +0100 (CET)


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[nettime-fr] De l'appropriation militante d'Internet...


m u l t i t u d e s   o n   l i n e
....................................







    DE L'APPROPRIATION "MILITANTE"
    D'INTERNET EN CONTEXTE ASSOCIATIF
    Engagement distancié et sociabilités digitales



    Par Fabien Granjon



Force est de constater que les groupements associatifs animés par un souci
général d'avancée démocratique, se sont emparées des technologies de la
communication au fur et à mesure de leur mise à disposition par le marché
et/ou par les autorités politiques. Faisant écho à un paysage médiatique
dont les conditions d'accès se sont libéralisées, une démarche expérimentale
d'appropriation de ces "nouveaux" outils s'est investie tour à tour dans la
vidéo légère, la production audiovisuelle, la radio, les réseaux câblés, la
télématique et aujourd'hui l'Internet, avec cette idée d'entériner dans les
faits un pluralisme de diffusion et de création, afin que des voix
nombreuses et diverses se fassent entendre et qu'il y ait, de facto, une
diversité des sources d'information permettant à la société civile de se
départir de la tutelle des pouvoirs constitués. Dans La révolution
moléculaire, Félix Guattari [Guattari, F. : 1977] exprimait d'ailleurs une
identique appréhension de la situation et parlait volontiers de l'exigence
d'instruments de lutte contre "les formes diverses de matraquage et de
domestication".

L'intuition de pouvoir créer de nouvelles pratiques sociales et de nouvelles
sociabilités, à partir même d'un développement renforcé des usages liés à
ces technologies de communication, a également joué un rôle prépondérant
dans ce choix de pourvoir la société civile de machines à communiquer plus
performantes. Cet intérêt toujours renouvelé pour l'innovation technique que
l'on présuppose donc, aussi, toujours susceptible d'être à la base de
nouvelles dynamiques sociales, cache finalement un bilan pour le moins en
demi-teinte, dans tous les cas bien en deçà des espérances initialement
attendues par les promoteurs-animateurs de ces divers projets.
Paradoxalement, les choix techniques n'ont guère été pensés comme recouvrant
toujours des choix stratégiques orientés. Ils n'ont été que peu considérés
comme des lieux de pouvoir où peuvent se définir des règles du jeu social.
Malgré une certaine acuité des associations dans le domaine du politique, la
justification, ainsi que la légitimité de leurs investissements
technologiques, ont eu tendance à être uniquement fondées au regard d'une
prétendue nature des choses et de l'évolution "naturelle" de la technique.

Dans cette perspective générale d'utilisation des prothèses de communication
par les associations, nous nous intéresserons plus spécifiquement, ici, aux
groupements associatifs relevant d'un engagement distancié [Ion, J. : 1997],
organisations que nous nommerons également associations "post-militantes".
Nous pensons en effet qu'il peut s'avérer fort heuristique de penser les
usages liées à l'Internet en contexte de "militance" comme étant la
traduction techno-logique de ce type précis d'engagement. L'appropriation de
ces "nouvelles" technologies numériques serait en effet susceptible de
servir, supporter, renforcer et objectiver (matérialiser) cet engagement
distancié. Programmatique et prospectif, le présent texte se donne pour
objectif de poser quelques jalons de façon à examiner les pratiques de
communication liées au développement des plus récents réseaux télématiques,
et ce, dans le cadre particulier d'un renouvellement des formes associatives
du militantisme.

De l'engagement distancié :

La thèse que défend Jacques Ion est la suivante : les ressorts classiques de
l'engagement associatif civique sont en voie de modification, sinon de
consomption, et décrivent le passage d'un militantisme traditionnel (par
rapport auquel s'était par exemple organisé l'ensemble du mouvement
ouvrier), à un engagement distancié dont les symptômes se lisent tout autant
dans le renouvellement des modes d'action collective que dans les formes de
sociabilité par ailleurs convoquées. Il insiste tout particulièrement sur le
fait que les modes d'implication dans la sphère publique continuent à être
considérés à l'aune d'une représentation emblématique du militantisme
construite sur le modèle de l'engagement syndical des années de croissance,
largement normative et surtout inadéquate pour envisager et comprendre ce
qui se joue actuellement avec l'émergence des nouvelles formes associatives,
qui correspondraient à l'évolution des rapports entre la société et
l'individu. À suivre cet auteur  (il n'est toutefois pas le seul à défendre
cette vision des choses), il convient donc de replacer notre interrogation
dans le cadre général des transformations du militantisme, des modes
d'engagement et des pratiques associatives : types de structuration,
modalités de fonctionnement, modes d'insertion des individus, régimes
d'action des groupements. L'évolution des formes, des référents, des causes
comme des contenus de l'action collective constitue alors l'arrière-fond à
partir duquel il nous semble intéressant d'interroger l'utilisation des
nouveaux réseaux télématiques par ces associations "post-militantes".

De façon succincte, l'on peut présenter les caractéristiques des groupements
associatifs "post-militants" en huit points. En premier lieu, les
associations de la "militance" ne s'inscrivent plus au sein de réseaux
idéologico-politiques par l'intermédiaire desquels était enchâssé
généralement les associations revendicatrices. Avec les associations de
l'engagement distancié, on assiste à une perte d'influence de la forme
fédérale au profit d'inscriptions associatives indépendantes des réseaux
d'appartenance. 

En second lieu, l'intrication des Nous communautaire (privé) et sociétaire
(public), caractéristique des associations militantes, serait en passe de se
redistribuer de manière bien différente. Le Nous du collectif local,
rassemblé autour des proximités sociales et géographiques circonscrites et
requalifié par une appartenance à un Nous supérieur, laisserait ainsi place
à un modèle évolutif où valeurs de sociabilité et identités collectives
seraient davantage indépendantes les unes des autres. L'entre-soi militant
ne serait plus indissociablement communautaire et sociétaire, et l'adhésion
ne serait plus forcément synonyme de renforcement d'une identité collective .
Avec les associations "post-militantes", le groupement local - ou le
groupement spécialisé - entend davantage tirer sa légitimité de son terrain
d'action spécifique. Le Nous paraît ainsi davantage devoir être le résultat
de l'action que son référent initial.

Troisième point, cette dissociation croissante entre appartenances primaires
et engagement "militant", conduit secondairement à une transitivité
grandissante des individus à travers les divers groupements associatifs. On
assiste alors à un phénomène de multi-participations individuelles, l'un et
l'autre de ces processus profilant un ensemble d'interconnexions témoignant
d'une reconfiguration dans la structuration de la vie associative. Par
ailleurs, avec l'engagement distancié, on passe de la longue durée à
l'expérience et à l'efficacité. C'est l'exemple de l'action qui devient
prépondérant, remettant en cause une légitimation ancrée dans le
communautaire, calquée sur le modèle politique, et qui met davantage en jeu
les individus en tant que personnes. Les formes associatives qui s'en
dégagent se donnent à voir comme des communautés d'action qui ne préexistent
pas à l'engagement de ses membres et évoluent donc parallèlement aux projets
de mobilisations. 

En contrepoint, se renégocie également, selon un processus contraire, de
disjonction, les rapports entre le Je et le Nous. Vie militante et vie
privée se définissent alors de façon plus dissociée et dans le même temps,
au lieu que l'individu adhérent ne compte que par le rôle que lui confère le
groupement, c'est au contraire son individualité spécifique détentrice de
ressources et de compétences particulières (en information, en relation, en
expertise, etc.) qui le en fait une pièce maîtresse du dispositif. La
période récente inaugurerait ainsi une nouveauté assez radicale, à savoir
l'usage militant de compétences privées ainsi que le déploiement de
ressources professionnelles dans l'exercice associatif au profit de
l'efficacité de l'action du groupement, c'est là notre cinquième point.

Sixième point, les procédures de représentation et les mécanismes de
délégation ne sont plus pensés comme allant de soi. La prise de parole
n'apparaît plus devoir être réservée aux seules personnes désignées et les
processus même de désignation sont suspectés d'entretenir une forme
spécifique de rapports de force entre les membres associés, électeurs d'un
côté et mandatés de l'autre. C'est en fait la césure entre l'élite
associative et la masse des adhérents qui est remise en cause. Les acteurs
associatifs expriment leur souci de prendre une part active et directe à la
résolution de certains problèmes de société. Ils ne se satisfont plus d'agir
par délégation.

Pénultième caractéristique, c'est également le principe d'une légitimité qui
se gagne par le nombre qui est ici critiqué, celui-là même qui a été
directement emprunté aux formes de la démocratie représentative et de la
légitimité politique. Si la possibilité de faire nombre et de mettre en
visibilité la multitude fait toujours partie des répertoires d'action, elle
n'est pourtant plus la panacée des stratégies d'intercession. Il existe bien
d'autres formes d'intervention que celles fondées sur le nombre, et qui
semblent tout autant susceptibles d'affirmer puissance et légitimité des
groupements. Le paravent constitué de la masse des individus anonymes, s'il
permettait aux groupes organisateurs d'avancer protégés en leur conférant
une certaine ampleur, il cachait dans le même temps une conception de
l'individu interchangeable au regard d'un Nous sociétaire, qui lui, était
considéré comme unique et insécable. L'acteur se substitue en quelque sorte
à l'atome.

Enfin, les formes de l'action collective associative les plus récentes, bien
que très diverses, ont tendance à se tourner vers une sorte d'idéalisme
pragmatique c'est-à-dire vers le maintient d'objectifs à long terme, mais
couplé à la recherche d'une efficacité plus ou moins immédiate à base,
notamment, d'opérations "coups de poing". Cette orientation de
l'intervention et de la revendication s'observe par exemple, à travers
l'interpellation directe et parfois spectaculaire de l'opinion publique et
de la sphère du politique.

Une traduction techno-logique de l'engagement distancié :

En voulant s'intéresser à la rencontre de certains groupements associatifs
avec les plus récents dispositifs de communication sur réseaux, notre
ambition est double et s'inscrit dans le sillage ouvert par Harold Innis
envisageant les conjonctions entre formes politiques et moyens de
communication : d'une part, s'enquérir de la façon dont la technique peut
supporter une forme associative d'action politique, et d'autre part,
envisager le contenu à proprement parler politique des technologies de
l'Internet au sens où elles constituent nécessairement des "éléments actifs
d'organisation des relations des hommes entre eux et avec leur
environnement" [Akrich, M. : 1987]. Une action collective incorpore
forcément toujours des agencements techniques divers, des objets et des
instruments forts variés qui l'objectivisent et lui fournissent un appui
matériel relativement stable. Analyser l'action collective de type
associatif nécessite alors d'interroger les systèmes d'actants convoqués
ainsi que la façon dont sont agencés les dispositifs techniques aux acteurs
humains. En un mot, c'est chercher à comprendre l'investissement dont ces
objets et dispositifs sont la cible de la part des êtres sociaux, et à
circonscrire ainsi les éléments d'opportunités et de contraintes qu'ils
constituent au regard de l'action critique envisagée. Pour le dire
autrement, il s'agit de mettre en lumière, les nouvelles conditions de
production, de circulation, de transmission et d'exercice de certaines
formes d'action associative et de critique sociale. Si l'on suppose
pertinent de reconnaître avec Josiane Jouët que l¹architecture technique
d'un dispositif machinique peut contribuer à la construction du lien social
[Jouët, J. : 1994], étant entendu par ailleurs qu'aucune machine ne porte
cette évidence en elle-même, il n'est pas incongru de présenter ces
"nouveaux" réseaux télématiques comme un des éléments susceptibles de
participer à des déplacements dans la façon dont les associations se
structurent, agissent, définissent leurs objectifs, leur identité, leurs
postures de relation à l¹action, l'ajustement de leurs conduites
quotidiennes aux circonstances de l'action, et négocient les modalités de
leur présence et de leurs engagements au sein du tissu social. Selon toute
vraisemblance, l'Internet participe ainsi au soutien, à la permanence, à
l'extension et même à la création de réseaux sociotechniques (il définit des
acteurs, un espace et leurs relations au sein de cet espace) qui alimentent
à des degrés divers, par spécification conjointe du social et du technique,
l'investissement civique propre au regroupement associatif. On peut, à ce
moment-là, rechercher ce que l'on pourrait appeler un système d'action
protestataire, conçu comme une abstraction théorique permettant de mettre en
valeur les relations interdépendantes qui se nouent entre les dispositifs
techniques et les associations revendicatrices. De la même façon que
Madeleine Akrich [Akrich, M. : 1987] décrit le groupe électrogène à
réservoir comme élément central dans l'organisation de certaines
sociabilités villageoises africaines, l'on peut penser que l'Internet fixe
et met en forme de manière spécifique, certaines relations des associations
avec leurs "environnements". L'objectif est donc de réaliser une
sociographie de l'Internet associatif, en tant qu'il peut se définir comme
une sorte d'arène digitale [Hilgartner, S., Bosk, C. : 1988]., c'est-à-dire
comme un système hybride organisé, à l'aide duquel les forces sociales
associatives peuvent se faire voir, se faire entendre, et sur lequel elles
peuvent s'appuyer pour optimiser leurs objectifs de justice sociale.

Les associations sont à considérer, à la fois comme des espaces publics
sociaux et des espaces publics politiques. Si Internet peut avoir quelque
ascendants sur ce type de dispositifs organisationnels, c'est d'abord sur le
groupement associatif en tant que communauté d'action que ses effets
structurants pourront être constatés, et fort secondairement sur
l'association en tant qu'espace public politique. Comme le note Asdrad
Torrès, "l'utopie d'Internet c'est de croire que la dynamique Internet va
bouleverser l'ordre des choses" [Torrès, A. : 1996]. Passer de la
sociabilité communautaire à la citoyenneté sociétaire, c'est-à-dire à la
traduction des préoccupations communes en problèmes publics, appelle
forcément davantage que la simple agrégation des subjectivités dans de
nouvelles communautés, fussent-elles virtuelles. L'interactivité technique
n'est pas forcément synonyme de coopération ou d'interaction sociale et il y
a une grande candeur à croire que les réseaux télématiques puissent
provoquer d'eux-même une redistribution sociale et politique. Cependant, les
groupements associatifs de l'engagement distancié partagent en partie avec
les nouveaux réseaux télématiques, un imaginaire social dont les principes
fondateurs sont réglés sur le mythe l'auto-organisation de la société civile
et de la participation active des citoyens.

Mais cette concomitance métaphorique qui opère en première instance sur des
qualités supposées partagées, est-elle observable dans les faits ? Deux
orientations spécifiques sont alors à envisager : d'une part l'évaluation
précise de ce en quoi les "nouveaux" réseaux télématiques renforcent
l'engagement associatif distancié et lui sont (ou pourraient lui être)
utiles ; et d'autre part, à condition que cette transitivité évoquée s'avère
factuellement effective : l'appréciation de la valeur de l'engagement
digital (la pratique des réseaux est-elle susceptible de nourrir un
engagement au sein des groupements associatifs convoqués ?)

Quelques hypothèses de travail :

Les associations relevant de l'engagement distancié appellent des formes de
fonctionnement plus flexibles dont Internet pourrait fournir les bases et
permettrait une amélioration des performances associatives à différents
niveaux : au niveau de la concertation, de la décision, de l'organisation du
travail (despatialisation, désynchronisation, renforcement des capacités
d'analyse, accès inédit à la transversalité, possibilité d'une gestion
émergentes des points de vue). Le réseau des réseaux pourrait également être
à même de renforcer les logiques d'expertise et de servir la nécessité pour
les associations d'argumenter leurs contestations et leurs actions. Il
ouvre, d'autre part, de nouvelles formes d'intervention dans l'opinion
publique (représentation des intérêts, montée en généralité, dialogues et
débats, (ré)activation d'une "conscience politique", mais aussi
recrudescence de la dimension symbolique des luttes : systématisation d'un
travail volontaire de mise en scène, de construction d'images autour des
groupes et des causes), et permet une production directe d'informations
contextualisées (collecte, capitalisation, centralisation, création de bases
de données)...

Par ailleurs, les associations de l'engagement distancié dessinent une
géographie architecturale de la structuration associative qui se construit
sous forme de réseaux et dénote un comportement réfractaire à l'encontre des
processus de délégation de pouvoir. De la même façon que le modèle d'usage
des réseaux télématiques renverse la logique de diffusion des mass-médias,
les associations de la militance renversent les principes de l'action
politique traditionnelle. Internet offre potentiellement les bases
matérielles d'une remise en cause de l¹exercice de l¹autorité et des valeurs
collectives de référence. Il contribue à l'évolution du caractère
hiérarchique des institutions associatives vers un modèle plus diffus où la
capacité à mobiliser des individus au service d'objectif, pourrait reposer,
au moins en partie, sur des investissements de formes technologiques et non
plus sur des inscriptions associatives dépendantes de réseaux d'appartenance
pré-constitués. Internet offrirait la possibilité de s'adresser de façon
indifférenciée à l'ensemble de la population et des citoyens, et permettrait
une redistribution de l'expression directe, de la prise de parole et plus
généralement de la participation visant à l'amoindrissement des processus de
délégation et de représentation. Le recours à la médiation technique
permettrait alors d'instituer de nouveaux rapports entre la base et le
sommet, fondés sur le développement d'échanges horizontaux, empruntant à la
structure neuronnale des réseaux télématiques.

Par ailleurs, les sociabilités électives naissant au sein des communautés
associatives d'action trouvent leur pendant dans l'autonomie sociale qui se
manifeste au sein des réseaux et des technologies numériques. Ces
sociabilités se distribuent d'ailleurs selon une double modalité, qui est à
la fois celle de la valorisation et de la reconnaissance d'un acteur
autonome et singulier et de ses compétences individuelles, ainsi que celle
d'un engagement toutefois partagé. Les inscriptions associatives du modèle
de la militance sont indépendantes des réseaux d'appartenance classiques. À
cet égard et dans le sillage de Pierre Chambat, qui insiste sur le fait que
l'accès au réseau se réalise de manière volontaire ("L'usager choisit
d'entrer dans un réseau qui correspond à sa demande" [Chambat, P. : 1994]),
on peut penser que la participation à des activités associatives on-line
repose sur de réels intérêts partagés susceptibles de conduire  à une
participation dépassant celle des réseaux digitaux. D'autre part, on peut
envisager qu'Internet puisse contribuer à renforcer les relations diffuses
qui caractérisent une partie des sociabilités présentes au sein des
organisations associatives de la militance. Comme l'a démontré Howard
Rheingold, les communautés virtuelles qui ont une réelle activité sont en
fait des communautés hybrides, c'est-à-dire que "les gens qui interagissent
les uns avec les autres par l'intermédiaire de leurs modems se rencontrent
physiquement. (...) Vie réelle et vie sur le réseau s'entremêlent
inexorablement" [Rheingold, H. : 1995]. De la même façon, les membres des
groupements associatifs de l'engagement distancié peuvent maintenir le
contact par le biais du courrier électronique. Vie militante publique et vie
privée trouveraient ainsi le moyen de s'accorder de nouveau à moindre frais .
La logique serait alors inverse à celle décrite par Rheingold. Les échanges
virtuelles renforceraient les sociabilités en vigueur au sein de la sphère
associative de la militance. Elle trouverait sur le réseau des réseaux, un
moyens de solidifier la composition des communautés politiques dont elle est
constituée, définies par l'absence d'espace commun a priori. Internet
fortifierait par exemple les liens entre des membres inconnus les uns des
autres, qui se mobilisent ponctuellement, mais pouvant être cependant
individuellement très actifs. Le dispositif technique forgerait des groupes
sociaux capables de s'instituer en communauté de référence, indépendamment
d'un lieu, d'une culture, ou d'une nation (l'ampleur et l'envergure des
mobilisations peuvent être tout aussi bien nationale que locale - Nous local
partiel - ou internationale - Nous global universel).

De manière identique au fait qu'il existerait la possibilité d'un
affermissement des relations interindividuelles par le biais de la médiation
technique, cette dernière pourrait également prévaloir à la constitution ou
au contentement de regroupements interassociatifs, et/ou à l'accroissement
de la transitivité des individus à travers les diverses entités
associatives. Internet catalyserait en quelque sorte la reconfiguration avec
les associations de la militance dans la structuration de la vie
associative. 

Enfin, nous avons vu supra que les groupements associatifs de l'engagement
distancié décrivaient un modèle d'organisation que nous avions qualifié
d'exotérique, dont les frontières sont travaillées en permanence et dont
l'unité respective est essentiellement due aux actions menées de concert.
C'est ce qui est éprouvé en commun qui forge finalement dans ce modèle le
sentiment identitaire. La question qui se pose alors est celle de la
transposition de telles idiosyncrasies sur les réseaux numériques.
L'investissement des réseaux par cette catégorie d'acteurs associatifs ne
saurait être simplement considérée comme l'appropriation d'un nouveau média
mais peut-être aussi comme l'émergence d'une autre version de l'espace
public compris comme le lieu d'une production collective de subjectivité
(Félix Guattari). Le concept de sphère publique et son principe de Publicité
qui, jusqu'alors constituaient davantage un système axiologique et un
horizon d'attentes normatives, deviennent, à être construits comme réseaux
sociotechniques, le lieu d'exercice d'une praxis généralisée capable de
renouveler les modalités d'orientation des actions, d'évaluer, de
hiérarchiser, d'associer, d'étayer des décisions sur de nouvelles données,
de faire émerger de nouvelles pratiques sociales orientées co-existantes des
opérations et des procédures d'organisation/construction d'une nouvelle
visibilité sociale. L'espace public sous les conditions techno-politiques
des "nouveaux" réseaux télématiques désignerait aussi le lieu de la
constitution d'un monde commun, d'une intersubjectivité pratique permettant
"aux partenaires de spécifier le mode sur lequel ils se rapportent
temporairement les uns aux autres et au monde, et donc de construire, de
façon concertée et sur le mode du ³sens incarné², ce qu¹ils se rendent
mutuellement manifeste ou sensible dans l¹interaction : à savoir une façon
de se lier, une structure d¹attentes réciproques, un monde et un horizon
communs" [Quéré, L. : 1991] Nous pourrions alors peut-être avancer sur le
modèle du tiers symbolisant, la notion de tiers processuel, afin d'exprimer
les conditions d'émergence de contextes sémantiques de description et de
régimes de signes inédits, ainsi que celles d'une phénoménalité
techno-politiques dont la base est cette capacité pour les communautés
associatives de pouvoir façonner leurs propres contextes de publicisation et
prendre part à l'exercice conflictuel de l'expression de leurs intérêts.

Conclusion :

Les groupements associatifs de l'engagement distancié, parce qu'ils peuvent
être considérés comme une forme à part entière de la participation politique
qui ne saurait uniquement s'exprimer dans l'acte de vote, parce qu'ils
supportent de nombreuses formes d'actions collectives qui contribuent à
souligner et définir des problèmes par rapports auxquels peuvent être
attendues des actions étatiques, parce qu'ils sont aussi des agencements
collectifs d'énonciation et d'expression d'identités collectives, parce
qu'ils donnent aussi les bases d'une citoyenneté et d'une communauté
politique maintenues par de l'agir en commun, parce qu'ils dessinent en
creux un renouvellement de l'intervention des masses dans le champ social,
etc., pour toutes ces raisons, ce type de fait associatif réclame la plus
grande attention. 

De la même manière, si l'on s'accorde à considérer avec Félix Guattari
qu'une attitude responsable au regard de notre devenir technologique, est de
s'approprier collectivement, politiquement et démocratiquement les plus
récents systèmes d'information et de communication afin de leur "conférer
des finalités convenables", alors, il convient au plus grand nombre de
s'intéresser à ce que Régis Debray qualifie de mise sous tension éthique de
la technique, c'est-à-dire la nécessité impérieuse d'avoir à "prévoir [et à
assumer] les plus fortes pentes des systèmes à naître (...) afin de pouvoir
faire avec, contre ou sans..." [Debray, R. : 1994].

Fabien Granjon
Doctorant IFP/Paris 2
fgranjon@club-internet.fr




Références bibliographiques :

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n°9, janvier-juin 1987, pp.49-64.
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GUATTARI, F., La révolution moléculaire, 10/18, UGE, Paris, 1977.
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QUÉRÉ, L., "D¹un modèle épistémologique de la communication à un modèle
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