Louise Desrenards on Wed, 14 Dec 2005 09:31:22 +0100 (CET)


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[nettime-fr] Jean-Paul Dollé : Habiter le rien


http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-720651,0.html

Habiter le rien, par Jean-Paul Dollé



    Comment vivre - survivre - quand on habite dans le rien, et, peut-être,
même le rien ? La récente poussée de violence dans les cités pose cette
question fondamentale, quelque peu esquivée. Question qui en amène une autre
: de quelle nature sont des sociétés - nos sociétés démocratiques - qui
sécrètent, ou laissent se former, des territoires où n'existe aucune des
conditions minimales nécessaires à la constitution d'un monde figuré
spatialement par des lieux de contacts, de croisements, de rencontres -
rues, places, etc. ? Que peuvent faire des êtres humains qui existent dans
un non-monde, qui peut aussi s'écrire im-monde ?

Il serait bon de comprendre quel type d'expériences corporelles, et par
conséquent psychiques, endurent les habitants de ces "zones délaissées",
"désolées" même, pour reprendre la définition que Hannah Arendt (1906-1975)
donne, à la suite de Nietzsche, de la notion de désolation, c'est-à-dire de
ce qui est privé de monde. Ceux qui sont relégués dans ces (non) lieux sont,
dans leur immense majorité, les enfants de parents venus d'ailleurs, mais
ils ne se sentent toujours pas de ce pays. "Arrachement" est le nom d'un
départ sans certitudes d'arrivée : ni d'un lieu ni d'un autre, et donc
toujours "deuxième génération", plus de là-bas et pas encore d'ici.
Pour passer d'un lieu à un autre, la translation est aussi symbolique. Ce
qui est mis en cause, c'est l'identité de ceux qui se déplacent de gré ou de
force. La banlieue, la cité, ne sont pas à proprement parler des lieux, mais
le processus par lequel le lieu dominant - le centre, le monde pour le
hors-monde, le non-monde - est comme "ingéré" par ceux qui en sont rejetés.
Les cités ne sont pas le dehors de la ville, comme ont pu l'être le village
ou la campagne, mais bien plutôt le devenir de la perte d'identité, le
devenir prolétaire, le devenir émigré.
L'histoire des banlieues ouvrières en Europe, tout particulièrement en
France, retrace le lent mouvement d'expulsion des campagnes et
l'effondrement progressif de la mémoire paysanne - non par absorption pure
et simple d'une mémoire citadine bourgeoise hégémonique, mais par la
mythologisation d'un ethos d'opposition et de marginalité. Une nouvelle
mémoire populaire s'est ainsi peu à peu constituée, autour de laquelle ont
pu se construire des lieux de vie.
"ESPÈCE D'ESPACE"
Ce sont les luttes menées sur les lieux de travail qui ont permis le
rassemblement. La banlieue existait comme lieu de ceux qui avaient intérêt
et envie de se battre contre l'ordre dominant. Quand il n'y eut plus de
possibilité ou de volonté de lutte, quand le chômage fit obstacle aux
conditions matérielles et spatiales du rassemblement, la banlieue figura la
dépression. Dépression, affaissement de l'espace et du temps, trou sans
fond. Effondrement des repères. Néant. Rien.
C'est aujourd'hui le statut des "cités". Comment des corps peuvent-ils
habiter les lieux de l'absence ? Comment peuvent-ils être présents à
eux-mêmes, et aux autres, dans ce qui ne dessine aucune forme ? Comment des
sujets pourraient-ils accéder à la conscience d'eux-mêmes à défaut de s'être
d'abord reconnus dans le miroir d'une forme primordiale, d'une image de soi
idéale ?
Faute d'une telle image-forme, peuvent-ils se vivre autrement que corps
morcelés, et voir autre chose que le chaos dans ce qui les entoure ? De cela
ne peut résulter qu'un cycle répétitif de passages à l'acte et d'abattement.
N'est-ce pas le lot commun des habitants des cités, et en particulier des
jeunes, inclus dans une "espèce d'espace" social et mental caractérisé par
la perte de toute liaison ?
Cette expérience vécue par des millions de "dissociés" des mégapoles, à
l'ère de la mondialisation, doit être prise en compte pour comprendre - ni
approuver ni déplorer, mais comprendre - l'état de violence permanente
infligée et que s'infligent les habitants des cités.



Philosophe, Jean-Paul Dollé est professeur à l'Ecole normale supérieure
d'architecture de Paris-La Villette.
JEAN-PAUL DOLLÉ
Article paru dans l'édition du 14.12.05



 
 
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